On dit que
notre monde est régi par l'économie. On s'en réjouit, ou on le déplore. Au
moins, pour tout esprit averti, cela se présente comme un constat. Il signifie,
en fait, même si ce n'est pas dit, que nous sommes commandés, non par un Dieu
ou une Idée, mais par un fonctionnement indépendant de ces belles constructions
et qui correspond à la réalité des choses et des humains. On peut y vivre
diversement, on peut tenter de le modifier, mais ce fonctionnement commande ce
que nous sommes. (Sur cet essentiel, Marx a raison, même si sa volonté de
changer la marche le monde garde quelque chose de l'idéalisme dont il prétend
opérer la fin). Les lois de l'économie précèdent toutes les autres et
l'économie nous gouverne.
C'est faux. L'économie,
mise en cette place, n'est qu'une idée, et une idée–masque. Elle sert à
recouvrir de prétentions rationnelles un formidable chaos de la faim. Car la
faim, entendez le primitif désir de liberté, de ce qui lui donnait force et
vérité devient le moteur d'un fonctionnement en effet gigantesque, mais qui n'a
d'autres substances que ce désir-là. Il est vrai que cela avale tout. La
religion elle-même peut y couler et les plus hautes entreprises de la pensée,
de la science s'y trouvent asservies. La langue sacrée de ce monde-là est
l'argent ; car il n'est rien d'autre qu'une convention de langage qui donne et
ôte le pouvoir. Si je suis seul, sans personne à qui commander - comme le
voyageur perdu dans une contrée vide - tout l'argent du monde ne me sert de
rien car il n'est rien. L'argent n'est que le vecteur des désirs infinis.
Voilà une vue
bien simplifiée, simpliste diront Les experts, et qui ne pèse rien devant
l'immensité de sciences accumulées chez les économistes et autres experts
apparentés. Que pèse cette protestation sauvage (faut-il dire enfantine ?) devant
la raison à l'œuvre dans l'économie comme science et dans l'économie comme
réalité ?
Parlons-en.
Nous sommes dans une société où le gâchis est prodigieux et la famine galopante
; où l'on sait qu'on est en train de faire des dégâts irréversibles, menaçant
la vie même de l'humanité et où l'on continue ; ou des manipulations
financières imbéciles et coupables peuvent mener au désastre des millions
d'humains ; où on lutte désespérément contre le chômage alors qu'on produit
trop ; où l'on dépense pour l'armement des sommes immenses, qui pourraient
assurer nourriture, éducation, santé à des masses humaines ; où la magie des
possibles saoule des scientifiques au point de leur faire faire n'importe quoi…
j'arrête. La liste est longue, interminable et l'on peut nourrir
interminablement chacun de ces termes.
Mais que penser
alors de cette rationalité dont se targue l'économie, liée à celle des sciences
et des techniques ? Quel sens peut avoir ce formidable appareil que nous avons
créé, cet univers–machine dont l'artifice en vient à dépasser, supplanter ce
que la nature nous offrait ?
Incontestable
rationalité. Et incontestable dans ce qui en soutient le dynamisme : une faim égarée.
C'est exactement la structure du délire, un délire systématique. Le désir fou
se fait idée et l'idée construit avec l'énergie folle d'un cancer. Nous en
connaissons d'autres exemples, au siècle dernier, ou la volonté perverse et
l'idée monstrueuse ont su, avec une efficacité effarante, construire la
destruction.
Il y a donc de
ces moments où c'est le simple qui est la vérité. Toute la masse des expertises
et expérimentations s'effondre sous le choc d'un constat qui, une fois perçu,
devient tout-puissant.
Le délire du
désir fou crée un monde fou, riche, prospère, grand, mais rongé de son cancer.
Cela ne diminue en rien ses réussites ; cela n'a rien à voir avec un pessimisme
qui condamne tout. Mais "rien
n'excuse cela."[1]
Car il n'y a
vraiment aucune excuse, et surtout pas la nécessité. C'est une question de
volonté. Il s'est trouvé, au siècle dernier, un homme de basse condition (comme
on dit), réduit à n'être rien, trouvant dans son échec l'énergie d'une révolte
infinie, qu'il a communiquée, qu'il a répandue dans tout un peuple. Il a failli
devenir maître de l'Europe. Il donna lui-même, au film qui évoquait son destin,
le titre qui convenait : « Le triomphe de la volonté ».
Je sais : ses
méthodes étaient condamnables, et c'est peu dire ! Mais la volonté doit-elle
être le privilège des tyrans fous, des maîtres de mafias et autres criminels de
haut rang ? Ne peut-il y avoir, chez les « hommes de bonne volonté », assez de
volonté tout court pour changer le cours des choses?
Oui, il n'y a
pas d'excuse et c'est une question de volonté. Ce n'est pas un jugement moral :
chaque humain ne peut être jugé que sur son possible, c'est-à-dire qu'aucun ne
peut être jugé, car que peut-on vraiment en savoir ? Le jugement ici est
d'ordre politique et intellectuel.
Mais comment,
si la chose est si simple, peut-elle être à ce point méconnue ? C'est qu'à
admettre cette chose simple, tout bouge, tout change. La nécessité, accablante
et rassurante à la fois, a disparu. Il va falloir changer de vie ! Et même - changer
le monde.
De quoi
provoquer aujourd'hui crainte, soupçon, dérision. Et même chez ceux qui en voient
ou pressentent l'urgence, que faire ? On peut sans doute modifier ses
comportements, manger écologique, éviter les voyages imbéciles, trier ses
déchets, donner aux ONG. ou même y prendre part. On peut assumer ses
responsabilités de citoyens, s'engager dans un syndicat, un parti (quel parti
?).
Perplexité.
Sentiment que, quoi qu'on fasse, ce sera toujours mesquin par rapport à ce qui
est en cause. Et pourtant, il est dans la logique du chemin où nous sommes de
ne pas nous résigner. Affaire personnelle : être vraiment, chacun et chacune,
sur un chemin de vérité. Affaire collective, affaire de l'humanité : travailler
à ce que nous, ensemble, nous sortions du piège où nous nous sommes enfoncés.
Mais où est le
bien décisif, sinon dans le désir et la faim ?
C'est pourquoi
le grand principe révolutionnaire, c'est de changer le désir et la fin.
C'est-à-dire de reprendre et modifier, vraiment à la racine, ce qui donne aux
humains leur force de vivre.
Quelque chose
s'est perdu là, qu'il faut recréer.
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