Il arrive aux chrétiens de
s'interroger sur ce qu'ils croient, et parfois jusqu'au saisissement.
Comment, par exemple, croire
encore à l'enfer ? On n'en parle même plus. « Nous irons tous au Paradis ».
Mais ôtez l'enfer, le reste suit. Le Jugement - le terrible jugement -
disparaît ou n'est plus qu'une formalité. Si tout le monde est acquitté, on n'a
plus rien à craindre. Mais en ce cas, le péché perd toute gravité. Ou plutôt,
elle devient celle d'une maladie, d'une errance, d'une détresse qui méritent
soin et compassion. Le châtiment ne s'exerce qu'en ce monde et il se doit le
plus possible d'être thérapeutique.
Et pourquoi la mort du Christ ?
Pour réparer l'offense faite au Tout–Puissant ? Mais comment l'offense pourrait-elle
l'atteindre, dans sa toute-puissance et sa solitude éternelle ? Et que signifie
d'aller jusqu'au bout du monde prêcher l'Évangile à des gens qui s'en passaient
fort bien ? Si jugement, sacrifice, mission
en sont là, tout le reste en pâtit. C'est comme si tout l'édifice
s'effondrait.
Protestation des chrétiens. Bien
sûr, une adaptation est nécessaire. Bien sûr il faut quitter ces images de
l'enfer, du sacrifice, de la mission, et plus encore ces théorisations
prétendument dogmatiques qui donnaient à ces thèmes-là une rigidité
insupportable. Quittons ce qu'il faut quitter, disent-ils. L'essentiel reste
sauf. Il est tout entier du côté d'une foi heureuse, débarrassée des vieilles
peurs, des illusions pieuses, des controverses meurtrières. La foi ne craint
plus la modernité. Elle y trouve comme une jeunesse nouvelle. L'Évangile, la
liturgie, une morale ouverte à la psychologie, une dogmatique qui ose intégrer
ce que l'exégèse ébranle des vieux clichés, tout signifie le renouveau.
L'Église se refait une santé (le pape François !).
Certes, il y eut des temps
mauvais ; ces moments du XXe siècle, en particulier, où se firent
tant de départs : fidèles, prêtres, théologiens quittaient l'Église et la foi,
et parmi les gens les plus estimables et en grand nombre, véritable hémorragie
! C'est une période qu'on préférerait oublier et qu'en fait on oublie. Sans
doute, il y a un rétrécissement statistique assez impressionnant : du côté des
fidèles, des prêtres ou des pasteurs, des vocations (comme on dit). Mais le
plus gros de la crise est passé, ceux qui devaient partir sont partis. Le
climat est différent.
Cette vue réjouissante est un
déni, un refus de voir la réalité. Inconscient, sans doute. Ce n'est pas plus
gai pour autant.
Protestation. C'est là une vue
bien pessimiste et bien partielle. C'est mépriser tous ces croyants qui n'ont
peut-être pas les belles supériorités de l'esprit critique, mais qui ont assez
profondément la foi, l'espérance et la charité pour mériter un brevet
d'authenticité. C'est méconnaître le travail immense fait en particulier par
les exégètes pour précisément dégager la foi des représentations, des
pratiques, des théories où elle s'est en quelque sorte engluée. Qu'on ne parle
plus de l'enfer est un progrès. Cela n'empêche pas de prendre tout à fait au
sérieux l'appel à la conversion de l'Évangile ou de constater comment l'enfer
habite déjà ce monde-ci.
Le débat peut continuer. Mais la
question demeure : est-on vraiment, en fin de compte, dans un moment de
décomposition du christianisme ? Ce qu'il en reste est-il condamné à se défaire
ou voit-on la possibilité, la présence d'un élan retrouvé ? Peut-être faut-il
dépasser le simple constat d'une situation actuelle pour voir dans quel
processus le christianisme est engagé.
Premier point : il faut s'entendre
sur ce qu'on appelle christianisme. Ce qui est apparu avec Jésus et ses
disciples a eu, dans la culture et dans la société, une influence incontestable
- et immense. Même ses adversaires en dépendent. Et même ceux que les croyances
chrétiennes laissent tout à fait indifférents peuvent admirer Rembrandt et les
cathédrales, citer Saint Augustin ou Jean de la Croix. Mais ils sont dehors.
Dedans sont ceux qui croient en Jésus-Christ, en le Dieu de l'Évangile, à
l'Église ou pour le moins à la communion. Ce sont ceux-là qui nous intéressent
ici. Leur nombre se réduit, on le sait, mais ce n'est pas le plus grave !
À ce rétrécissement s'ajoute la
décomposition dont la disparition de l'enfer était un symptôme (ambigu, j'en
conviens). Il existe bien un effet de stabilisation : c'est ce qui s'opère dans
le tri décrit plus haut. La foi chrétienne s'adapte, comme on dit. Mais quel
sera le critère du tri ? Qui en décidera? La responsabilité est grande en un
tel choix. Car il ne s'agit pas du marginal ou du secondaire, mais de ce qui,
de proche en proche, touche au cœur de la religion chrétienne. C'est un
processus qui la décompose, comme lorsqu'on tire le fil d'un chandail : tout
vient. Confier la responsabilité aux autorités de l'église, c'est supposer que
leur pouvoir est incontesté ; malheureusement, c'est justement l'un des points
où la contestation est la plus vive.
Glissade. On a vu la critique
biblique, l'œcuménisme, la réforme liturgique, les droits de l'homme entrer
dans l'espace chrétien et le théologien y travailler. Mais après quels
conflits, quelles condamnations ! En revanche (pense-t-on) les bastions
essentiels de la foi demeurent inentamés : dogmes, moral, liturgie. C'est
estimer que le processus s'est arrêté de lui-même, comme si la cause du processus
avait disparu.
Mais quelle est-elle ? Ou plutôt
: quelles sont-elles ? Il y en a de visibles et suffisamment connues. C'est,
bien entendu, les malheurs et défaillances de l'Église, dans son histoire – et maintenant.
C'est le décalage culturel grandissant entre le langage archaïque de la
religion et celui qu'on peut parler aujourd'hui. C'est, plus profondément, un
écart de pensée entre ce qui prolonge le Moyen Âge - ce temps rêvé de la
chrétienté triomphante - et ce que la modernité nous impose. Et c'est particulièrement
sensible quant à ces deux piliers de la foi traditionnelle : la majesté divine
et la vie éternelle. Qu'est-ce qu'ils deviennent dans la mentalité ambiante,
qui peut finir par atteindre les chrétiens eux-mêmes ?
Dieu y est pensé sur le modèle
des Pouvoirs qui, dans le monde
archaïque, sont censés gouverner le Ciel et la Terre. Et plus la notion de Dieu
progresse, se dégageant de l'idolâtrie jusqu'au monothéisme le plus
intransigeant, plus ce modèle redoutable paraît convenir à Dieu. Le voici unique,
tout-puissant, infiniment digne d'être aimé, vénéré, obéi ; finalement ce Dieu
qu'on dit Amour absorbe tout, son Amour est notre malheur. Schème connu mais
qui, hélas, peut tristement s'illustrer, hier et encore aujourd'hui.
Ce n'est pas l'existence de Dieu
qui fait vraiment question. Le Dieu de Spinoza ou celui de Plotin n'ont plus
ces dispositions fâcheuses. Il s'agit bien du Dieu chrétien. Mais à partir de
là, tous ce qui trouvait en Dieu fondement et justification - le sacrifice, la
rédemption, la foi elle-même - glisse dans l'irréalité, ou pire : ce Dieu de
majesté devient odieux aux hommes, qui lui préfèrent leur liberté.
Même malheur pour la vie
éternelle. Voici que la vie d'ici-bas n'est que passage et qu'elle va, par-delà
la mort, vers ce moment extrême du jugement - notre destinée sera joie ou perte
éternelles. Mais cette aventure suppose un paysage qui a disparu.
L'astrophysique renvoie parmi les fantasmes épuisés ces images-là. Ajoutons
qu'avec la perspective de la damnation menaçante, elle ajoute une touche de
noirceur à la divine Majesté.
Double aspect du processus : c'est
affaire de choix et de constats, l'un
renforçant l'autre. Ce qui nous est proposé comme mode d'existence (morale,
spiritualité, etc. - et droit canon !) paraît alors comme un refus, un rejet de
la condition humaine, de ce qu'elle peut offrir de bon ; et à partir de
croyances devenues obsolètes.
On peut encore en donner deux ou
trois exemples particulièrement vifs aujourd'hui.
Ce qu'il advient du Credo. Ses
affirmations deviennent incroyables et même, ce qui est plus grave,
impensables. Il n'y a plus à s'y opposer, à les arranger, à les réinterpréter.
C'est mort. De plus, ce qui paraissait au cœur de la foi, l'amour, l'agapè
n'est même pas cité dans le Credo. Étrange absence ! Le christianisme perd ce
qui pouvait encore en subsister : une morale ou un idéal de fraternité entre
les humains.
Ce qu'il advient de la morale
sexuelle. Elle paraît, nouvelle étrangeté, l'ultime bastion de la résistance
doctrinale. Ailleurs, il peut se faire des concessions ; là-dessus, non.
Pourquoi ? Serait-ce l'aveu involontaire que cette morale répressive est le
verrou qui maintient tout le reste ? Et qu'à libérer la sexualité, morale et
dogmatique perdraient toute efficacité dans ce qui fait le réel de la vie ?
Le rite se meurt. Il est déserté.
Là où il subsiste, c'est trop souvent un mélange de pratiques épuisées et
d'adaptations qui ne font qu'en révéler l'usure.
Si l'on en vient là, la
stabilisation évoquée plus haut devient intenable. Elle apparaît comme une
sorte de schizophrénie. Le chrétien qui veut « garder la foi » maintient à bout
de bras le contenu des croyances qui lui parait indispensable ; mais ce qu'il
est, ce qu'il vit, ce qu'il pense se détache de plus en plus de ce noyau de croyance.
Et ses enfants, assez souvent, lui montrent où il va : vers une liquidation
croissante de ce qui restait (mot terrible !) du christianisme.
Toutefois, ce qui le protège de
cette défaite, c'est l'inconscience où il demeure du processus. Ou, s'il apparaît,
nouveau déni ou abîme de perplexité. Alors, démarche héroïque : ne pas freiner
le processus, aller au bout. Faire du tri, pour en garder les bons morceaux :
c'est tout ce qui doit changer. C'est comme si s'opérait un renversement : on
ne part plus de l'état actuel de la religion chrétienne pour la rendre
compatible avec la modernité. On part de la modernité, c'est-à-dire de ce que
nous sommes, pour voir si et comment la foi chrétienne peut s'y exprimer, s'y
penser, y agir.
Scandale pour bien des chrétiens
qui se croyaient « avancés » : ils y voient une perte de la foi. C'est le
risque, en effet. Mais la logique du processus ne mène-t-elle pas jusque-là ? À
fuir ce risque, ne risque-t-on pas d'enfermer la foi dans une religion qui se
condamne elle-même à disparaître ?
Mais il apparaît, alors, que la
cause du processus n'est pas ce que sans doute on croyait. On la pensait
extérieure : pression d'une pensée moderne devenue hostile à la foi avec, bien
entendu, des effets au-dedans des croyants. Mais voici que la cause apparaît
interne : c'est un mouvement de la foi elle-même, quand le croyant ne peut se
résigner à son irréalité croissante. Le processus paraît donner raison aux
traditionalistes, voire aux intégristes quand ils refusent absolument de
s'engager sur cette pente. De leur point de vue, ils ont tout à fait raison. Si
votre objectif est de protéger la foi contre ce qui risque de la détruire,
alors maintenez la religion dans la religion, c'est son lieu. Ailleurs elle se
perd.
L'ennui, c'est donc que le
processus n'était pas ce que la foi subissait, c'est ce qu'elle voulait. Le
croyant, par décision, par lucidité veut que la foi ne soit plus un reste, même
vénérable, mais ce qui maintenant témoigne d'une puissance de vie qu'il est
urgent de re-susciter dans le monde tel qu'il est. Autrement, c'est s'enfermer
encore dans le déni, c'est refuser de voir que la foi meurt de la prétention à
la garder intacte, hors des combats pour la vérité qu'elle a précisément à
livrer.
Soit. Mais en ce cas que faut-il
au processus pour réellement surmonter ce qu'il risque d'engendrer? Si l'on ne
peut répondre à cette question, ce qu'on appelait foi se dissout dans ce qui
devait la sauver. Phase terminale : voilà ce que serait l'état de la religion
chrétienne. On en est aux soins palliatifs.
La description que je viens de
faire peux être contestée de toutes les façons. Qui concerne-t-elle ? En quels
pays ? Europe et Canada francophone ? Mais le reste du monde ? Et ne s'agit-il
pas d'une catégorie particulière ? D'une génération dont les façons de penser
sont étrangères à la jeunesse actuelle ? Et n'est-ce pas une méconnaissance
caricaturale de ce qui est, profondément, la vie spirituelle de beaucoup de
chrétiens ?
Il y a bien d'autres situations
que celle que j'ai évoquée. Toutefois, là où la décomposition est en cours, il
est urgent de la constater au nom de la foi elle-même, qui s'accommode bien mal
du mensonge ou de l'inconscience. Il convient, à ceux et celles qui croient,
d'avoir foi dans la foi - si l'on peut
s'exprimer ainsi. C'est sans doute ouvrir un chemin que je n'ai même pas
esquissé ici. Mais il n'aura chance d'aboutir ou plutôt d'avancer que si l'on
ne commence pas par une précipitation rassurante vers des solutions toutes
préparées.
À suivre.
(J'ai parlé des chrétiens. Mais
sont-ils les seuls à connaître ce genre d'aventure ?)
Il ne s'agit pas du texte de cette page –il est remarquable, mais de Maurice Bellet et de quelques autres.
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« Je pourrais encore parler du personnage hors du commun que fut Marcel Légaut (1900-1990), ce normalien et docteur en mathématiques de l’université de Rennes, devenu agriculteur et berger dans la Drôme. Ses livres rayonnent d’une foi qui allie l’esprit d’enfance à une solide culture qui ne s’exhibe jamais. Légaut est tout sauf démodé, mais bien plutôt à l’avant-garde comme l’est Maurice Bellet. On lui doit de superbes formules, et qui n’ont pas pris une ride comme celle-ci : « Il est des fidélités qui vont jusqu’à dicter impérieusement des désobéissances comme souvent il en est qui exigent beaucoup plus que ce que la loi peut commander. » Et comme Bellet et Zundel, il fait partie des vrais porteurs du message évangéliques.
Tous trois sont les héritiers de cette longue chaîne de mystiques, hommes ou femmes, dont je parlais plus haut. Et c’est bien grâce à eux que l’Église échappe sans cesse à la sclérose et que le message ne s’affadit pas. »
Jean-Claude Guillebaud