L'illusion dans l'amour



            L'amour, disent-ils, est toujours une illusion. Dans les familles, dans l'amitié, dans la grande fraternité, dans la foi et la piété. Et, bien sûr, dans cette figure majeure : le couple.
            Ont-ils raison, ces sceptiques ?
            Le fait est que la désillusion, en amour, est une expérience hélas fréquente. Et ce n'est pas affaire de théorie. C'est vital. Comment sortir de là ?

Il me semble (vous en jugerez) qu'il faut distinguer deux cas. La désillusion peut être une épreuve, qui mène à purifier l'amour de ce qui l'encombrait et le dénaturait ; en ce cas, loin de détruire l'amour, elle invite à le rendre réel, capable d'assumer ce qu'en réalité nous sommes. Mais la désillusion peut être la dure révélation de la fausseté de ce que nous nommions "amour" et qui, en vérité, était tout autre chose. Difficile de discerner ce qu'il en est en fait. Pourtant, cette distinction me paraît capitale.
           
L'épreuve. Elle vient de la lourdeur de l'existence, et plus spécialement du poids de l'autre : maladie, vieillissement, trouble psychique, toutes ses faiblesses. Et son évolution : tel ou telle qui, jeune, était enthousiasme et tendresse, devient aigreur, lassitude et gémissement. Etc. – hélas ! Chute de l'idéalisation. De l'image qu'on se faisait de l'autre. De l'idée qu'on avait du mariage (une certaine "spiritualité", mal entendue, peut faire ici de beaux ravages). Et chute des remèdes qu'on s'imaginait. Du côté de la morale, entre autres. L'amour se nourrit d'amour et pas de moralité. "Si je vous aime, sachez que c'est par devoir" : qui a envie d'entendre ça ? Et la mère parfaite, sans reproche, mais glaciale envers ses enfants leur prépare un avenir d'enfer... S'il y a un " commandement d'amour", il doit avoir un autre sens.
            Désillusion. Mais l'illusion avait peut-être sa part de vérité ? Peut-être y avait-il, dans son "idéal", le pressentiment de ce que peut être l'amour, s'il parvient à traverser ce qui le meurtrit ? Devenir ce fil d'or que relie l'un à l'autre d'un lien indéfectible, capable de tout supporter ? Etre cette présence réciproque, lieu premier d'humanité, qui nous sauve de l'horrible chute d'être seuls ?        Alors il se pourrait que la désillusion soit aussi l'occasion d'une autre illusion : parce qu'on n'a pas franchi la ou les passes douloureuses, on juge que c'est impossible. Il faut vaincre aussi cette illusion-là.
           
Mais la désillusion peut révéler la fausseté de l'amour. Autre affaire !
            Faux dès l'origine ou devenu faux ? Sans doute les deux. De toute façon, ce qui surgit maintenant, comme une évidence qu'on ne peut écouter, c'est que "ça joue faux". Il y avait, il y a fusion, domination de l'un sur l'autre, complicité dans une névrose partagée, moralité faussée, etc. D'une façon ou d'une autre, il faut sortir de cette relation-là. Il ne s'agit plus de poursuivre le chemin, si rude qu'il soit ; il s'agit de partir ailleurs (avec le ou la même ? Possible ? Mais c'est – ailleurs).
            Oui, il faut sortir de là. Piège, pour les croyants : offrir à Dieu cette épreuve-là, ou du moins l'accepter ; mais on ne peut pas offrir à Dieu le mensonge, ce serait en faire le complice.

            Comment alors sortir de la relation fausse ? Ce n'est jamais facile, je le crains. Ce peut même être très difficile, pour toutes sortes de raison – en particulier, les conséquences pour les tiers, spécialement les enfants. Il arrive que la situation apparaisse – sans issue. On n'a pas de pouvoir sur l'autre. Et il arrive que l'autre refuse absolument de voir ce qu'il en est, s'obstine par exemple dans des interprétations moralisantes et accusatrices. Je songe, cas exemplaire, à ces couples où l'un des deux fait ce travail de vérité que représente une psychanalyse, et l'autre pas. Le malentendu peut être total.
            Peut apparaître alors ce terrible "il aurait fallu que…". Il y eut erreur dans le passé, qui prend figure de faute. Et l'on peut être soumis à ce reproche interminable : "tu aurais dû…" Mais on ne peut pas refaire le passé, il est inscrit inexorablement. Et ses conséquences, il est vrai, peuvent apparaître injustes et intolérables, pour l'autre, pour soi, pour les deux.
            Inextricable, vraiment. De quoi mettre en route ces logiques infernales, où revendication et ressentiment ne cessent de se nourrir d'eux-mêmes. Solution ? Peut-être qu'il n'y en a pas, au niveau de ce qui "devrait être". Dure désillusion, quant à notre capacité de gouverner nos vies. Il y a tout de même un avantage à en tirer : fin de la prétention, plus moyen de faire le pharisien, de juger autrui.

            Mais reste un péril mortel : la haine. Il arrive qu'on l'éprouve, irrésistiblement. Parce qu'on est aux prises avec quelqu'un dont l'attitude, dont les procédés nous pourrissent l'existence. Ou même parce qu'il ou elle nous enferme dans une culpabilité sans issue.
            On n'est pas directement responsable de ce qu'on éprouve. Mieux vaut pourtant ne pas y céder. Car la haine est toujours un poison, et d'abord pour celui-là, celle-là même qui s'y laisse emporter. Mais qu'est-ce donc qui peut rester de l'amour dans pareille situation ? Le seul remède est-il de parvenir à une indifférence qui rend l'autre impuissant à nous faire souffrir ?
            Peut-être peut-il demeurer, même dans ces situations extrêmes, quelque chose de cet amour premier et humble et si nécessaire, qui donne à l'autre, quel qu'il soit, son primitif droit d'exister. Et si cet amour même est impossible, que demeure au moins le désir d'aimer.

Maurice BELLET

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