Voici l'un des derniers textes écrits par Maurice Bellet pour son blog, en 2018.
Bien avant la crise sanitaire que nous connaissons, donc.
Et pourtant, on ne peut manquer d'être frappé·e par
l'actualité de ces propos. Peut-être même ont-ils gagné en urgence dans le
contexte présent…
Question
Où en sommes-nous,
camarades ?
Où en sommes-nous, mes bien chers frères (et
sœurs) ?
Il n'y a pas si longtemps, le ton était à la
lucidité désabusée, à la grande déception. Au moins chez les
ex-révolutionnaires. C'était le lendemain de la chute du mur de Berlin. Et les
demains qui chantent ne chantaient plus. Adieu, Lénine, tu t'es trompé. Les
hommes sont ce qu'ils sont et non ce que rêvait Karl Marx.
Il paraît que ça change, ces temps-ci.
L'espoir renaîtrait. L'utopie reprendrait des couleurs ; et pas seulement
celle, très sombre, de ces séries télévisées qui nous inondent de fins du monde
; non, le monde va redevenir habitable et les humains redécouvriront les douceurs
de la vie.
Bien entendu, il se trouve encore des gens
qui ne sont pas si satisfaits. Ils voient un peu trop ce qui ne va pas. Mais les
lecteurs du Figaro et ceux qui leur ressemblent trouvent que le monde va plutôt
bien, merci. Certes, il y a des dysfonctionnements fâcheux ; mais le fond est
bon. La preuve : ils vivent à l'aise et suffisamment loin des désastres pour
n'y pas penser.
Car c'est un désastre. Quoi ? Les malheurs
de l'écologie, le désarroi du politique, le retour des fanatismes, le
terrorisme, le chômage, les immigrés ? Non. Bien sûr, tout cela est très
ennuyeux – et c'est peu dire. Mais ce sont des symptômes ; la vraie maladie est
ailleurs. Que dirons-nous ? Un cancer ? Un virus mortel ? Au fond, les deux
images – cancer et virus – sont assez bonnes. Le cancer, c'est cette
prolifération monstrueuse de tout et de n'importe quoi qui est en train de
rendre joyeusement la planète inhabitable. Le virus, c'est l'obscur désir qui
jette les humains dans la destruction de leur humanité. Et l'ensemble, c'est un
délire : la raison (science et technique) y fonctionne à plein, obéissant à des
principes fous.
Pessimisme ? Pas du tout.
Le vrai pessimiste, c'est celui qui se
résigne à ça. IL ne sait même pas qu'il est pessimiste et c'est ce qui le rend
particulièrement dangereux. Il se dit bêtement que "ce qui va mal va
s'arranger" et que, "de toute façon, il y a de bons côtés".
Vive les bons côtés ! Ils existent, mais il
ne faudrait pas qu'ils servent d'argument pour ne pas voir les mauvais. Il y a,
c'est vrai, beaucoup d'initiatives heureuses, dans l'agriculture, els
industries, l'éducation, le mode de vie, etc. Ah, ces abeilles sur les toits de
Paris ! Ces voitures qui cesseront de puer et d'empoisonner ! Le développement
durable ! Et le dialogue à la place de la guerre ! Et le pape qui a des idées
larges ! Excellent, excellent. C'est vrai et sans plaisanter. Mais il faut que
ça dure. Il faut même que ça triomphe. Et il y a, en face, un pouvoir
formidable et qui a d'autres visées. Il ne suffit donc pas d'initiatives
heureuses mais dispersées, d'un climat nouveau mais fragile et d'un éloge
bruyant du plaisir et de la réussite pour dissoudre tout à fait mes craintes.
Toutefois, n'est-il pas déjà commencé, ce
grand mouvement qui se sépare de nos folies et crée du neuf?
C'est l'écologie, avec ses initiatives pour
un autre rapport de l'homme à la nature, plus respectueux, plus attentif, dans
une conscience nouvelle de nos limites, mais pour une vie meilleure.
C'est le combat pour de meilleures relations
entre les humains, où se réveille le vieil idéal de fraternité, mais dans le
réalisme des droits humains et d'une politique débarrassée des délires
guerriers.
C'est le réveil de la spiritualité, dans un
climat de recherche et de dialogue, dans la fin des querelles religieuses, en
des démarches libres où l'être humain peut connaître apaisement et sérénité.
Ce sont là de grands courants qui traversent
toute l'humanité. Internet y contribue. Les initiatives se multiplient. C'est,
pense-t-on, par là qu'il faut aller, du côté de ce foisonnement, sans vouloir y
fourrer quelque idéologie dominatrice, dont le pouvoir écraserait la libre
invention pour y substituer une discipline étouffante. Ce style a fait son
temps. Les moyens nouveaux de communication contribuent à son heureuse
disparité.
Mais le péril de tout à l'heure n'est pas
supprimé. Si heureuses que soient ces initiatives et si puissantes
soient-elles, elles demeurent soumises à ce qui fait aujourd'hui l'ordre du
monde, qui porte en lui ces désordres extrêmes que nous évoquions plus haut.
Aussi bien, l'heureuse initiative est
menacée de s'étioler, de s'étouffer. Pourquoi ?
C'est que toucher à ce qui fait le train du
monde, défaire le grand établissement, fût-il fou, c'est rouvrir cette
nécessité première de l'ordre, oui l'ordre qui sépare du chaos. On risque de
glisser vers ce paradoxe mortel : mieux vaudrait l'ordre complice du chaos, que
sa simple disparition, c'est-à-dire l'urgence de vaincre le chaos enfin
dévoilé. Malheur des révolutions ! Prises dans cette menace, elles risquent de
faire, en l'aggravant, ce qu'elles maudissaient.
C'est pourquoi, sans doute, s'opère aujourd'hui
une régression étonnante. Il faut noyer l'angoisse. Tout ce qui pourrait la
réveiller, en médecine, en religion, en politique, voire même en art ou en philosophie,
est prié de se taire. Euphorie, épanouissement, réussite servis sur toutes les
photos. Ça se mêle à l'horreur et à son spectacle, mais le spectacle guérit
tout. Les informations les plus sinistres, c'est de la télé.
Si donc on veut que tous ces combats pour
une humanité vraiment humaine ne s'égarent pas finalement dans l'impuissance,
il faut finalement, en quelque sorte, une action du second degré.
Mais qu'est-ce que ça peut bien être, si
nous refusons les grands systèmes et les grosses institutions ?
Il ne faut pas se presser de répondre. Il
faut laisser la question peser son poids. Elle pèse lourd.
Qu'est-ce qui peut rassembler tous les
humains ?
Et les rassembler par ce qui, en eux, est le
meilleur, le plus haut, le plus vivant, le plus libre ?
Et de telle sorte que chacune et chacun
puisse y trouver son chemin ?
Et que toute culture, toute tradition, tout
peuple puisse y trouver place ?
Et que ce ne soit pas idée, programme,
idéologie, mais expérience ?
Et que ce soit assez puissant pour nous
délivrer de nos inconsciences ? Et pour combattre avec succès la folie
meurtrière qui nous habite ?
Et que toute science, tout art y trouvent
une force nouvelle, dans un espace si grand que nous n'aurions osé y rêver,
parce que l'astrophysique elle-même ne nous donne qu'une figure possible de cet
espace-là ?
Et que tout repose sur un point
indestructible, en-deçà, au-delà de toutes nos certitudes et inquiétudes, un
je-ne-sais-quoi pour nos raisons trop courtes, et qui soit capable de survivre
à l'invasion du chaos ?
Est-ce que nous avons au moins un nom pour
désigner ça ? Je ne sais pas, je ne crois pas.
Révolution ? Mais les révolutions, c'est
l'âge moderne, prisonnier des postulats de la modernité. Et nous sommes encore
en deuil de la dernière en date, le communisme. Nous n'avons plus le goût de
ces bouleversements sanglants ; et ils nous coûteraient trop chers.
Alors quoi ?
Peut-être faut-il le temps nécessaire,
habiter cette question-là. Elle remue tout. Elle jous touche en tout.
Et l'avenir est probablement pour celles et
ceux qui auront su la porter assez longtemps.