Qu'en est-il, pour le médecin, de la souffrance du patient ? Cette question dépend d'une autre : et qu'en est-il, pour le patient lui-même, de sa souffrance ? Il faut bien si j'ose dire, qu'il s'en arrange, sous peine de vivre dans cette espèce d'hébétude inhumaine, dont on a fini par reconnaître qu'elle était le sort de malheureux bébés, incapables de dire leur souffrance.
Qu'est-ce qui permet aux humains
d'humaniser leur souffrance ? Ce fut, ce peut être encore le rôle de la religion. La
souffrance prend place, en quelque sorte, dans un immense récit, où elle
devient destin, expiation, épreuve, malheur que la puissance divine va écarte,
etc. Dans la grande salle de l'Hospice de Beaune, il y a un autel et un christ :
les malades, sur leur lit de douleur,
peuvent communier à la douleur du Sauveur du monde ; ils ne sont plus de
malheureux déchets d'humanité, livrés à une solitude implacable ; ils sont
parmi les humains, à une place de dignité et leur souffrance prend sens.
Y a-t-il, pour les hommes
d'aujourd'hui, d'autres chemins, où la souffrance puisse habiter la parole? Il
existe certes des chemins de sagesse, à la façon du stoïcisme. Mais il en est
un auquel nous proposons d'accorder ici une attention toute particulière : la psychanalyse. D'entrée
il faut reconnaître qu'elle ne prétend pas donner un sens à la souffrance. Sa
fonction est tout autre : c'est d'être un travail de vérité tel que la parole
dépasse ce qui dans la souffrance est mensonge et fausseté. Ce qui pourrait
bien être, pour toute prétention religieuse à donner sens à la souffrance, une
mise à l'épreuve assez implacable.
Voilà qui demande explication. Mais
avant de nous y engager, il convient de préciser dans quelle perspective.
Envisager à la fois médecine, psychanalyse et religion, c'est s'embarquer dans
une tâche impossible, c'est se condamner à un discours vague, fatalement
superficiel et prétentieux.
Mais la question que j'ai évoquée est
réelle, elle se pose concrètement, elle est dans le « cas » de ce
patient qui souffre, qui se tient dans une tradition religieuse et qui s'est
engagé dans
une analyse. C'est en
lui que la question cesse d'être un prétexte à dissertation confuse, pour
devenir cet être humain auquel le médecin à affaire pour le soigner.
Il
Qu'en est-il de la psychanalyse par
rapport à la souffrance ? Je parle ici de l'analyse en acte, de ce qui advient
quand on y est.
L'idée est je crois encore assez
répandue, selon laquelle faire une analyse c'est tout simplement se débarrasser
de la souffrance ; idée liée à une conception toute permissive de
l'analyse ; on est débarrassé du refoulement, on peut jouir, la souffrance
liée à la frustration s'en va.
C'est un peu moins simple que cela.
Ce qui est premier c'est que la
souffrance puisse se dire et par delà, devenir consciente à celui qui souffre.
On peut s'étonner : quand on a mal, on le sait bien ! Et pourtant il
existe cette souffrance « intouchée » dont parlait une femme en analyse.
Etrange souffrance non sentie, enfouie et comme oubliée parce que sa présence
mettrait à mal la vie qu' on a, bouleverserait tout.
Pourtant si l’on commence une psychanalyse, c'est parce que l'on
souffre, c'est parce
que
«ça ne va pas» et qu'on espère aller mieux. C'est par là, quoi qu'en disent certains
«puristes» de l'analyse, que la psychanalyse s'apparente à la thérapie. Mais
c’est de façon paradoxale ; car la souffrance manifeste est l'effet, le
symptôme de ce qu'elle cache, une \ autre souffrance, beaucoup plus redoutable
parce qu'elle va déloger l'analysant de l'équilibre qu'il s'était vaille que
vaille construit. Il va falloir traverser, il va falloir vivre un conflit, une
frustration, ces violences de haine et de peur qu’on n’avait pu affronter, qui
n'avaient pas du tout disparu pour autant, mais avaient pris la forme de ces « symptômes »
indéchiffrables et au-delà de tel symptôme, physique par exemple, d’une impuissance
à vivre, d'un emmêlement inextricable de dépression, de repli sur soi, etc.,
interminable répétition du même scénario de vie ratée.
C'est de cette souffrance là que
l'analyse peut libérer ; plus strictement : que l'analysant s'en libère par la
parole laborieusement risquée pour l'écoute de celui, l'analyste, qui n'est là
que pour que vienne à se dire le non dicible.
C'est pourquoi l'analyse ne
débarrasse pas automatiquement de tous les symptômes (d’où l'opposition
triomphante de certaines thérapies qui, si j'ose dire, s'en contentent) ;
elle travaille beaucoup plus profondément dans l'épaisseur de la vie.
Mais il s'ensuit une conséquence
décisive quant au rapport de la psychanalyse à la souffrance: elle n'est pas sa
simple et directe élimination ( comme on l'attend par exemple d'un médicament) ;
elle est la possibilité d'affronter la souffrance intouchée et, la traversant, de
se délivrer de la souffrance essentielle, celle qui corrompt toute la vie,
parce que l'on ne peut pas être en vérité qui l'on est.
Est ce pour autant la fin de toute
souffrance ?
La psychanalyse, disait Freud au
pasteur Pfister, est un « constat loyal ». Elle n'a pas la prétention de donner
un sens à la vie et particulièrement pas à la souffrance. Plutôt
permet-elle à l'être humain de reconnaître et assumer sa condition où la
souffrance paraît bien avoir une place incompressible. Il y a la maladie, les
deuils, les échecs, le vieillissement et la mort - et l'affrontement rarement
évitable de la bêtise et de la cruauté humaines.
Mais comment affronter cette part
souffrante de notre condition ? Par quel chemin de sagesse ? Par quelle ascèse
du désir ? Par quelle foi transcendante ? Par quelle ferme et froide
acceptation de l'inévitable ? La psychanalyse ne le dit pas ; en un
sens, elle ne dit rien sur rien. Elle est, pour celui qui fait ce chemin là, la
possibilité offerte de dire sa parole avec un peu plus de vérité et de choisir
son mode d'exister avec un peu moins d'illusion.
«
Destin, résignation. C'est tout », disait Freud, à la fin de sa vie. Mais
il n'était pas question qu'il enseigne cette sagesse-là à ses patients !
III
Ici se rencontre ce que peut
signifier la religion dans l'expérience de la souffrance.
Première difficulté : cela va
différer selon les religions. Entre l'extinction de la soif, selon la tradition
bouddhique et la participation chrétienne
aux souffrances du Crucifié dans l'espérance de la Résurrection , quel
écart ! Au surplus, la notion de religion est elle-même équivoque ou trop
courte. Le bouddhisme le plus authentique est-il une religion ? La philosophie
stoïcienne ne mérite-t-elle pas le plus vif intérêt ?
Pouvons-nous du moins risquer une
description de ce qui est en cause ici, de façon large, dans le
religieux ?
Essentiellement, me semble-t-il,
ceci : la possibilité d'assumer, d'intégrer dans un ordre la souffrance
humainement ininterprétable. Je m'explique : il y a des souffrances utiles,
voire nécessaires, des souffrances qui « prennent sens» parce qu'elles
sont fécondes, qu'elles prennent place dans un processus positif. C'est le cas
de toutes les souffrances liées à l'effort : le sportif, le danseur dans leur
entraînement…ou même l'étudiant en mal de thèse ne manquent pas d'y souffrir.
Cela peut se découvrir après coup : telle maladie, par exemple, peut être
l'occasion d'une remise en ordre de l'existence qui -après coup - apparaît tout
à fait bénéfique.
La
souffrance liée à l'expérience analytique est tout à fait de ce type-là.
Dans ce cas, semble t-il, pas besoin
de religion : le processus « tout humain» suffit à lui- même. Mais il y a des
cas où la souffrance ne débouche sur rien de tel. Elle paraît absolument
stérile, ininterprétable, un pur scandale, une chute dans l'inhumain. Ainsi aux
deux extrémités de la vie : la souffrance des enfants, la souffrance des
vieillards et quand il s'agit de maux irréversibles tels cette atroce agonie
d'un enfant atteint du tétanos, ou le glissement dans la décrépitude où mène la
maladie d'Alzheimer (exemples rencontrés).
La distinction, bien sûr, n'est pas
absolue. Car en fin de compte ce qui est en cause c’est toute l'existence
humaine en tant qu'elle est souffrante. Comment pouvons-nous porter cela?
Ce que propose la religion, c'est de
nous en remettre à Dieu. Qu'est ce que cela signifie concrètement ? Quelle
modification du rapport de l 'homme à la souffrance et plus précisément à celle
qui est liée à la maladie ?
C'est
d'abord, peut-on dire, la fin de la crispation. Il n'y a plus à vouloir à tout prix,
à s'inquiéter, à s'effondrer quand « ça va mal » ; la mort même n'est plus
cause d'angoisse, de refus désespéré. «
Entre tes mains, Seigneur, je remets mon esprit ».Tout est entre les mains
de Dieu. Même lorsque je ne vois plus clair en ma propre vie, quand je ressens
la souffrance comme intolérable et absurde, Lui voit, Lui sait. Et je sais, si
je crois en Dieu bon et miséricordieux, qu'il ne peut vouloir que mon bien,
même si c'est par un chemin qui m'est complètement obscur.
Décentrement par rapport à mon
souci.
Dépossession par rapport à ma
volonté anxieuse de maîtriser mon propre sort. Paix intérieure, cette paix si
profondément cherchée par toutes les traditions de sagesse, l’apatheïa des stoïciens, la sérénité
bouddhique !
Pour l'homme religieux elle a cette
caractéristique apaisante qu'elle ne relève même plus de ce qu’il espère en lui-même.
Il lui suffit de se confier à Dieu ; car Dieu est un Dieu de Paix. Mais cette
paix n'est pas passivité inerte ou résignation écrasée. Elle s'allie fort bien
avec l’énergie, le désir de vivre, la participation active aux
soins. Car tant que la vie nous est donnée, nous avons à la vivre ; et du
mieux possible, et pour le bien et le service d'autrui autant que nous pouvons.
Il existe il est vrai chez certains mystiques chrétiens, en particulier, une
tradition - au moins apparente - de complaisance en la souffrance. « Toujours
souffrir et ne jamais mourir », cri d amour extrême, démesuré. Mais la
tradition la plus sûre des maîtres spirituels a toujours été extrêmement
réticente envers tout ce qui ressemble à une prétention de vouloir souffrir
pour, en quelque sorte, briller au firmament des belles âmes.
Si la volonté de Dieu est que je
vive, alors je dois faire tout ce qui convient pour donner juste soin à ma
santé. C'est ainsi que je pourrai bien le servir et servir mes frères humains.
IV
Ces considérations apaisantes
peuvent paraître suspectes, nous verrons tout à l'heure à quel point.
Mais il faut déjà noter qu'à
l'intérieur même de la tradition religieuse, elles ne sont pas reçues sans
difficultés.
Ici se tient, au premier rang, la
figure de Job. Job est le trouble de l'âme croyante non point devant la souffrance,
mais dedans ! Job est un juste béni de Dieu. Et voici que Dieu permet à Satan
de lui enlever tout. Mise à l'épreuve ; qui suggère déjà une image inquiétante de
Dieu ! Job va t-il maudire Dieu? Sa plainte en tout cas va loin ! Non seulement
il maudit le jour de sa naissance mais il semble exiger que Dieu se justifie !
Les amis de Job lui expliquent inlassablement que sa souffrance est sûrement la
conséquence de ses fautes, que de toute façon Dieu ne peut qu' agir avec
justice. Job résiste, il est dans cette situation qui est sans doute pour
l'homme la souffrance essentielle : ce qu'il vit, il ne peut humainement le
vivre. Sans cesser d'être homme il est pourtant rejeté dans l'inhumain. Hors de
tout, hors de lui-même, dans la nuit du Dieu auquel il croyait. Parler de
«perte de sens » est je crois ici trop léger (d'ou ma méfiance pour une expression comme «
sens de la souffrance » ). Dans nos habitudes de langage, le sens apparaît
comme ce qui vient après la chose même : Job souffrirait et puis, à la question
du sens, il n'aurait pas de réponse. Je pense que sa souffrance essentielle est
au cœur même du souffrir ; comme si la perte de ses biens, de ses enfants,
de la bonne puissance de son corps se creusait en cet abîme : il aurait mieux
valu ne pas être ; et au cœur même de ce cœur du malheur, c'est le tout de
l'être qui devient vertige de déréliction, puisque « le Dieu »
s’absente de ce que l’on espérait de lui.
Or Dieu, le Dieu de l'auteur biblique,
blâme les amis de Job. Mais pour autant la conclusion du livre laisse perplexe.
Certes, Job retrouvera, au double, ce qu'il avait perdu : c'est bien édifiant,
un peu trop ? Mais la réponse de Dieu ne répond pas vraiment; c'est comme si
Dieu s'enveloppait dans le mystère de sa sagesse inaccessible ; et Job ne peut
qu'y consentir.
Et il ne faut pas dire, un peu trop
précipitamment, que dans la tradition chrétienne, le désarroi de Job disparaît
dans la figure du Christ. Car la souffrance du Christ est troublante, ô
combien. Quel est donc ce « sage des sages » qui, à l'approche de la mort est
pétri d'angoisse au point de suer le sang ? Et qui supplie son père que ce
calice s'éloigne de lui ? Il faut la prodigieuse banalisation des choses
chrétiennes où nous sommes pour ne point ressentir là cette « folie» et ce «
scandale » qu'évoquait l'apôtre Paul lui-même.
Qu'en conclure ? Sinon que la
tradition religieuse, celle du moins à laquelle j'ai fait référence, connaît
au-dedans d'elle-même le trouble à propos de la souffrance.
On
peut y voir l'indice d'un malaise, d'une impuissance jamais vraiment surmontée.
V
Que signifie ici la psychanalyse ?
Nous l'envisagerons toujours dans sa réalité concrète chez l'analysant qui s'y
est engagé.
Eh bien, c'est impossible de le
savoir. « La psychanalyse » n'a pas de doctrine sur ce que va devenir la
foi religieuse chez l'homme ou la femme en analyse : c'est à lui, c'est à elle
d'en connaître. Bien sûr on peut tenir des discours là-dessus, prendre appui de
la psychanalyse pour dénoncer l'illusion religieuse. Mais parler psychanalyse
c'est parler de l'inconscient. Et lorsque quelqu'un parle de l'inconscient,
c'est son inconscient qui parle. Par hypothèse en quelque sorte ! De quoi
rendre prudent dans les considérations générales.
Mais ce qui est possible, c'est
qu'au cours de la psychanalyse apparaisse un rapport faux à la souffrance que
malheureusement la religion soutient.
J'ai évoqué plus haut la souffrance
méconnue ; s'y ajoute celle que l'on peut nommer parasite, parce que la vie du
sujet se trouve envahie par les difficultés, les drames, les désirs des parents
et autres personnes auxquelles il s'est trouvé précocement lié. Le travail
analytique va le mener à affronter ce qu'il éludait - fin des arrangements, des
faux équilibres ; en même temps à renvoyer hors de lui, en quelque sorte, le
malheur qui n'est pas le sien.
Or il se peut que la religion joue
là un rôle tout à fait suspect : de fausse consolation et de fausse désolation.
La paix intérieure par l'abandon à
Dieu apparaît alors comme ce qui dispense d'affronter ce qui, venant au jour,
serait angoisse et violence. Elle interdit la violence. Elle peut
même aller jusqu'à donner ce style « gentil» qui arrange tout, apaise tout,
écarte les conflits, sur fond d'une formidable violence qui ne s'avoue jamais,
mais qui ne manquera pas d'avoir des effets, y compris sur la santé. La violence qui
ne peut pas se dire exerce ses ravages à l'intérieur de celui qui se
trouve condamné à la garder en lui. Elle le ravage au-dedans. Il y a ainsi des
dépressions qui ne sont point le fait de l'atonie, de l'épuisement mais plutôt
d'une véhémente compression.
D'autre part la souffrance que j'ai
dite « parasite» se lie souvent et fortement à la culpabilité. Est-ce
que l'enfant n'est pas coupable de n'être pas aimé ou de ce que ses parents ne
s'aiment pas ? 0r on sait à quel point le thème de la culpabilité peut être
puissant dans certaines traditions religieuses. Le péché ! Mais la
culpabilité à laquelle on a affaire en analyse n'est pas pour l'essentiel une
culpabilité morale : celle que l'on éprouve d'avoir consciemment et
délibérément mal fait. Bien sûr elle prend aisément le discours, le ton de la
moralité ; elle se répète inlassablement dans un «j'ai eu tort» qui,
comble de misère, peut avoir motif ! Mais l'essentiel est ailleurs : dans une
culpabilité d'exister, dans une faute d'être là, qui est absolument sans issue
morale. Après tout, on peut avoir quelques raisons de regretter ce que l'on a
fait et de chercher à le réparer. Mais comment réparer la faute d'exister ?
Elle tient à un manque d'amour éprouvé (quelle qu'en soit l'origine réelle)
elle échappe totalement au « coupable».
0r il se peut que la religion vienne
se mêler là, paraître avec de telles exigences morales « qu'on n’y arrivera
jamais » (l'amour du prochain, le pardon, la chasteté) et ce, sur fond d'une
faute originelle, qui
fait qu'on se perçoit mauvais au principe.
On peut dire, bien sûr, qu'il s'agit
là d'un contresens sur la religion, chrétienne spécialement. Elle est toute
tournée vers la fin du péché, paix et joie données par le Dieu miséricordieux.
Et sur le fameux péché originel, il y a contresens : à l'origine « Dieu vit que
tout cela était bon» et le péché s'abolit dans la « nouvelle création».
Soit. Reste que pour bien des gens en
analyse, ce qui va paraître de leur religion, c'est la fausse consolation et la
fausse désolation. Et dès que perçues, elles suggèrent une image de Dieu toute
différente de celle du Dieu auquel on était censé croire. Le Dieu de fait et
non d'idée fonctionnait (si l'on peut dire)
comme ce qui verrouillait la fausseté de la souffrance.
Et cela déconstruit tout. Car si
l'on peut aller jusqu'à offrir à Dieu sa souffrance, on ne peut pas lui offrir
le mensonge.
La psychanalyse est alors ce qui
sert à dé-verrouiller cet univers de douleur destructrice et d'absence à soi
pour que s'ouvre un chemin de vie.
Que va, ultimement, y devenir la
religion ? Tout ce que l'on peut dire, c'est que si elle survit, ce sera par
une « révision déchirante» de ce qu'elle fut, un ébranlement radical des
croyances factices.
Quant à ce que cela va signifier
pour le malade (et donc pour le médecin), c'est sans aucun doute un parcours
plein de crises, de renversements, de changements d'attitudes ; l'enjeu est de
passer d'une position désarmée ou accablée à un face à face réel avec ce dont
on souffre par la réalité du corps.
VI
Ce que je viens d'évoquer ne
concerne, sans doute, qu'un nombre limité de patients ; au surplus, c'est
manifestement en rapport avec une tradition religieuse parmi d'autres. On peut
penser que c'est bien restreint.
Il est vrai que la tradition en
cause a été et est encore assez largement dominante en Occident. Freud était
juif mais la Vienne
où il a vécu était officiellement chrétienne et catholique. De sorte qu'une
part considérable des rencontres concrètes entre psychanalyse et religion ont
eu lieu dans cet espace-là.
Au surplus peut-être importe-t-il
moins de se risquer à un survol des problèmes que de tenter une description
limitée, mais qui soit celle d'un processus réel. Car elle peut suggérer, par
proximité et analogie, ce qui se passe en d'autres contextes. Et surtout, peut
être, elle peut permettre de percevoir ce qui est réellement en cause et qui
est beaucoup plus que le rapport entre telle ou telle conviction et l'idée que
l'on peut se faire de la
souffrance. Cela touche chez le malade, à la possibilité de
n'être pas comme décomposé par sa souffrance. C'est, redisons-le, que sa
souffrance puisse s'intégrer à un ordre de vie possible, trouver son habitat
dans la parole, demeurer dans la communauté humaine.
Conjointement, pour le médecin, l’enjeu
est de discerner à quelle attitude fondamentale il a affaire chez son malade ;
à quoi il peut faire appel (sans avoir à le dire) pour que le patient puisse
faire face à son mal, au lieu de glisser dans des attitudes malheureuses, de
désespoir, d' impatience, de refus violent et stérile.
Et du côté de la psychanalyse, il
convient d'envisager comment la démarche qui s'y opère peut s'inscrire dans ce
qui fait globalement, le mode d'exister d'un être humain.
Voilà qui nous invite à considérer,
par delà les croyances et les pratiques, ce que peuvent être les attitudes
fondamentales de l'être humain par rapport à la souffrance ; et qui
prendront diverses formes selon les traditions religieuses ou de sagesse.
Première attitude : supprimer ! C'est-à-dire
mettre tout simplement fin à la souffrance. C :est
assez spontanément celle de l'homme d’OccIdent. Il est de sa philosophie du
vouloir être « comme maître et possesseur de la nature », y compris certes
en son propre corps. Et il faut bien dire que la médecine d'Occident est
massivement de cette philosophie. La souffrance apparaît comme un échec, un
ratage. Donc à éliminer par les moyens efficaces.
En vérité, assez longuement, la
médecine d'Occident a été relativement peu attentive à la douleur, à fortiori à
la souffrance compagne de la
douleur. Elle mettait son efficacité à vaincre le mal
organique, la souffrance relevait du psychique ! Grand bienfait qu'une
médecine de la douleur.
Mais cela a ses limites. En particulier : cela agit de
l'extérieur, en quelque sorte, sans vraiment demander au patient d'être... agissant
; d'être lui-même sujet de cette lutte contre la douleur qui est censée faire
disparaître la cause de sa souffrance. C'est le cas par exemple (mais c'est
plus qu'un exemple) du médicament antalgique ou calmant. Le patient, bien nommé, est l'objet d'un
traitement (la religion ou la philosophie n'ont vraiment rien à y faire).
Les attitudes que nous allons
évoquer maintenant ont toutes, en revanche, ce trait commun : elles font
appel au sujet souffrant, à sa pensée, sa volonté, sa conviction, etc. Toutefois,
elles apparaissent profondément différentes.
La première a pour mot d'ordre :
maîtriser.
Elle relève, encore, à sa façon, de
la mentalité dominante d'Occident. C'est affaire de volonté, ne pas se laisser
aller, se reprendre en mains, serrer les dents. On souffre, soit, mais on ne se
laisse pas noyer dedans. On reste en face, on réagit. Ce genre de malade peut
paraître une bénédiction pour le médecin : c'est un allié, il se bat !
Toutefois cette attitude a, elle
aussi, ses limites ! Il arrive par exemple qu'elle résiste mal à l'effet de «
toboggan » qui peut s'éprouver à l'hôpital : on entre pour une opération qu'on
croit sans histoire ; on apprend après le réveil que l'affaire est mauvaise et
qu'il faudra réopérer. Mais on a dépensé son stock de courage, on devient
geignard et apeuré.
Et qu'est ce que la volonté devant
la dépression ?
Oh les beaux conseils des bien
portants ! « Il ne faut pas vous laisser aller, voyons!» Et que devient la
belle énergie devant le mal irréversible, la mort proche ou (c'est sans doute
le pire) toute la vie gâchée ?
Ce que la psychanalyse peut révéler,
c'est que tout le beau courage reste une façade, respectable sans doute, et
même quelque fois héroïque. Derrière, se creuse un abîme de détresse, qui peut
s'ouvrir brusquement :à la stupéfaction de l'entourage, celui qui faisait face
si brillamment se défait.
Il y a une autre façon de composer
avec la souffrance : qui est tout bonnement de l'accepter. C'est ainsi. C'est
la condition humaine. Ou même la volonté de Dieu. La souffrance connaît au
moins ce relatif apaisement ; qu' on cesse de se raidir contre, qu'on ne la
redouble pas par un refus. L'inconvénient, si je puis dire, c'est que ce
souffrant-là ne lutte plus. Il arrive même (à nouveau la psychanalyse peut
éclairer par là) que le souffrant se complaise en sa souffrance, qu'il s'en
face complice, qu'il prenne par exemple le rôle gratifiant et si commode de victime.
Ne lui enlevez pas sa souffrance : qu' est ce qui lui resterait ?
Mais nous en venons aux deux
attitudes qui sont sans doute les plus fortes et correspondent (peut-être) à
des options religieuses ou philosophiques décisives.
Dissoudre : non pas lutter contre la
souffrance, ou s'en laisser accabler, mais la défaire. C'est déjà
l'attitude des stoïciens. L'image du stoïque raidi contre la douleur,
durcissant sa volonté, est un contresens assez significatif de la mentalité
moderne ! Ce que cherche le stoïcien, c'est l’apatheïa, le non-pâtir, et par la clarté du jugement. Ne pas
prétendre maîtriser l'événement, ne pas réclamer que les choses soient comme on
le désire au lieu qu'elles soient comme elles sont, ne pas avoir d'attachements
tels que la séparation ou le deuil soient trouble pour l'âme. « Regarde ta femme et tes enfants comme des
coquillages ramassés au bord de la mer. S'ils meurent tu ne seras pas troublé».
Si hasardeux que soient de tels
rapprochements (et si imprudents de la part d'un Occidental), il me semble
apercevoir dans la tradition bouddhique une démarche analogue, au moins telle
qu'elle peut apparaître à un homme de tradition gréco-latine! Eteindre la soif,
mettre fin a ce désir insatiable qui ne cesse de réclamer, de protester ;
alors la source de la souffrance se tarit. L 'homme peut entrer, ou plutôt
percevoir qu'il est dans un espace ou la vanité de son insatisfaction devient
transparente. Sa paix devient inaltérable. Même ce qui, de, l'extérieur, paraît
souffrance, est sans morsure sur sa sérénité. Il est passé hors du jeu indéfiniment répété des appétits et
des déceptions.
Peut on rapprocher cette attitude
d'une autre encore, en sorte qu'il n'y aurait peut être, au plus radical, qu’une seule voie, ou
bien faut-il marquer leur différence ? Enorme question, que je ne puis qu'indiquer.
Du moins faut-iI évoquer ce que peut être une autre façon d'aborder la souffrance. Nous
dirons que c'est : la traverser.
Non point dissoudre, non point
maîtriser ou supprimer, non point passivement s'y résigner, mais la prendre
comme ce qui accompagne le chemin et croire assez fortement au chemin pour
qu'aucune souffrance ne soit ultimement destructrice. Et pourquoi accueillir à
ce point la souffrance ? Parce qu'elle est présence du désir, parce qu'en
particulier elle vient comme ce que l'amour doit porter, s'il veut vraiment
aimer jusque dans la séparation, l'épreuve, l'échec ; jusque dans les ténèbres
quand l'amour n'est pas aimé.
Ce n'est pas du tout aimer la
souffrance, c'est-à-dire en jouir ; et c'est bien pourquoi cette souffrance
souffre jusqu'à être parfois le déchirement de l'être. Mais c'est qu'à travers
elle, la vie veut la vie, elle ne se résigne à rien, elle ne fait aucune
concession au déni de la naissance et à la faute d'exister.
Cette attitude là, bien sûr, peut
faire songer à la tradition chrétienne. Mais nous avons vu plus haut combien,
dans les faits, ce qui se présente sous le vocable de « christianisme» peut
être compromis avec des attitudes bien différentes.
La psychanalyse peut opérer là, elle
peut opérer partout, comme ce qui invite à ce que se dise ce qui se dissimule
dans le dit manifeste et reçu du religieux (ou de la sagesse). Ce n'est pas
vraiment, comme on a dit, soupçon,
avec ce que cela suggère de malveillance et d'a priori péjoratif. Cette
psychanalyse du soupçon prend place parmi les théories et les idées ; on en
débat. La psychanalyse en acte, « c'est quand » quelqu'un fait la
vérité, autant qu'il peut, dans les méandres de sa vie. Cela rejoint
inévitablement ce qu'il advient de lui dans la souffrance. Il
importe qu'il soit aussi au clair que possible avec l'attitude qu'il prend.
Quant à savoir quelle est ultimement la bonne, à supposer que la question ait
sens, c'est une affaire qui engage le tout de l'être humain et qui dépasse tout
à fait ce qui habituellement s'entend sous le mot de religion.
Et c'est une affaire, bien sûr, où
le médecin ne peut trancher. Mais il n'est pas indifférent qu'il sache un peu
où en est son patient et où il en est lui-même.
La grande santé n'est pas seulement
l'absence de maladie, « la vie dans le silence des organes». C'est la
possibilité pour l'être humain de se supporter, d'exister, quoi qu'il lui arrive.
«Mon corps se défait mais je vais bien », disait à l'approche de la mort
un analyste proche de Dolto et de Lacan. Cette grande santé comporte le juste
rapport à la souffrance.
Et elle a part sans doute à tout ce
qui permet à l'être humain de lutter contre la maladie.
Si elle paix de l'âme, elle est du
même coup ce qui donne au corps ses meilleures chances de lutter contre ce qui
travaille à sa destruction. Et le corps n'est-il pas le premier médecin ? Sans
ce qu'il opère de lui-même pour la guérison, quel traitement sera efficace ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Pour vous aider à publier votre commentaire, voici la marche à suivre :
1) Ecrivez votre texte dans le formulaire de saisie ci-dessus
2) Si vous avez un compte, vous pouvez vous identifier dans la liste déroulante Commentaire
Sinon, vous pouvez saisir votre nom
3) Cliquer sur Publier .
Le message sera publié après modération.
Voilà : c'est fait.
Grand MERCI !