Thérèse de l'Enfant Jésus et de la Sainte Face a suscité et suscite encore des réactions bien différentes. Admiration et dévotion, aussi bien dans un large public (chez Edith Piaf, par exemple) que du côté des maîtres spirituels les plus exigeants. En revanche, et même chez des chrétiens, malaise et suspicion.
Ce ne serait qu'une petite religieuse engluée dans le pire traditionalisme du XIXe siècle, provincial et bourgeois. Sans compétence, sans équipement critique. Et dont le style pieux est d'une enflure insupportable. Accablée, en plus, de troubles psychiques assez graves pour l'avoir menée au bord de l'effondrement, et dans un contexte familial accablant – les petits frères morts et toutes ses sœurs été elle-même au couvent. Et ayant mené une vie si banale qu'une des religieuses de son couvent se demandait ce qu'on pourrait bien dire d'elle après sa mort.
Mais c'est peut-être précisément là ce qui fait sa force : d'avoir eu contre elle à peu près tout ce qui peut défaire une vie et d'avoir transpercé cette misère par une intuition fulgurante.
C'est sans doute ce qui
explique son succès populaire. Les plus pauvres gens peuvent dire d'elle :
"Elle est des nôtres", tout en pressentant que la petite Thérèse est
grande parmi les grandes.
Aussi bien, son
expérience n'est pas du tout celle d'une facilité bavarde et sentimentale qu'on
lui attribue quelquefois.
Car il y a cette épreuve du jour de Pâques. Le vendredi Saint, elle crache le sang. Elle est dans la joie. Pour elle, comme pour Saint Paul, mourir c'est rejoindre le Christ bien-aimé. Mais voici que le jour de Pâques, jour de gloire et de résurrection, où toute l'Église est à la fête, elle entre dans la nuit.
Et quelle nuit !
Certes, les grands mystiques de la tradition chrétienne ont connu ce passage dans l'obscur : ainsi, très spécialement, Jean de la Croix, cher à Thérèse et au Carmel. Mais l'épreuve de Thérèse semble avoir quelque chose de spécifique. Ce n'est plus chemin dans la nuit mais effondrement du chemin. Ce n'est plus, au sein d'un monde chrétien, le drame du péché, c'est, en Thérèse elle-même, la voix des athées et la menace du néant. Ce n'est plus le "nuage d'inconnaissance", c'est le mur qui s'élève jusqu'au Ciel. L'épreuve est si forte que Thérèse hésite à la décrire, de peur de blasphémer. Cette ténèbre où elle entre est vraiment celle du croyant de l'âge moderne, quand la foi, quand Dieu menacent de disparaître.
Et cela lui arrive, non au début ou au cours de sa "vie spirituelle" – où, de fait, elle a déjà connu l'épreuve de la foi – mais à la fin, comme une sorte d'effrayant supplément, après ce moment où elle s'est vu mourir. Et ce sera jusqu'à la fin.[1]
Mais c'est en même temps que Thérèse découvre la "voie toute nouvelle". Oh, bien sûr, c'est la petite voie, pour les petits, pour celles et ceux qui sont comme des enfants devant Dieu. Mais Jésus lui-même loue son Père d'avoir caché ces choses aux sages et de les avoir révélées aux humbles ; et le Royaume est pour ceux qui deviennent enfants.
Voie toute nouvelle ! Quelle audace !
Et quelle est donc
cette voie ?
L'amour.
L'amour.
Quoi de plus simple, de plus humble ?
Mais c'est un amour qui
"veut tout". Car Thérèse voulait vivre tout, toutes les formes, et
les plus hautes, de la vie spirituelle, elle voulait être une sainte. Elle est
femme de désir, d'un désir infini ; au point que de sages conseillers
s'effraient de son "orgueil". Mais le texte fameux de Saint Paul dans
les chapitres 12 et 13 de l'épître aux Corinthiens est pour elle un
éblouissement : car tout, tout cet immense désir, tous ces possibles inouïs,
tout se résume, se concentre, s'accomplit dans l'amour. L'amour suffit, il
accomplit tout. En sorte que le plus humble des humains, s'il habite en
l'amour, est au plus haut.
Amour en Dieu, sans doute. Mais amour du prochain, car c'est même chose. Et, si l'on peut dire, amour de ceux qu'on n'aime pas. L'ascèse selon l'Évangile n'est pas dans la répression du désir ni dans la dureté envers le corps, elle est de demeurer bienveillant, accueillant, affectueux quand c'est par-delà raison et mesure, humainement impossible.
Et c'est la voie courte. Thérèse dit : l'ascenseur plutôt que l'escalier. Image qui peut agacer ou faire sourire. Mais il faut voir l'enjeu ! Car l'escalier, c'est la grande ascension de l'âme que décrit la théologie ascétique et mystique, c'est le haut chemin des saints canonisés, de l'élite ! Court-circuit : la "petite voie" est accessible à tous.
Et ce qui la rend possible, c'est que c'est Dieu qui s'en charge. Elle est grâce. Fin de la religion de l'effort et du mérite. Non que ce soit plate facilité. En un sens (rappelons-nous la nuit), ce peut être le chemin le plus rude, le plus proche de la Croix du Christ. Mais il est pourtant dans cette paix et joie dont Jésus, en l'Évangile de Jean, témoigne juste avant d'entrer en sa passion.
Et c'est en même temps cette humilité de la foi qui n'est pas banale modestie ou mépris du "moi haïssable", mais qui rend proche des incrédules et des pécheurs, qui fait habiter cet espace de fraternité première où le Dieu qui "fait pleuvoir sur les justes et les injustes" est ce Dieu amour qui aime tous les humains. L'amour de Thérèse aime comme Dieu aime.
Et voici ce qui vient à l'esprit : qu'il s'agit là non seulement d'une "spiritualité", mais des principes d'une pensée neuve, d'une théologie radicalement nouvelle. Car c'est traverser une épreuve auprès de laquelle le doute est encore timide. C'est avoir comme principe de pensée ce Logos qui est le Christ lui-même en sa chair, ouvrant une science de l'homme et de Dieu qui déconcerte les sagesses. C'est désencombrer radicalement la pensée, être comme neufs en face des questions qui nous viennent, et spécialement avoir comme lieu de pensée cette humanité-là, afin que l'Évangile y redevienne parole vive.
Et non point en détruisant ou méconnaissant cette Tradition de la foi que l'Église a pour mission de sauver. Thérèse n'est pas une démolisseuse, elle n'est pas fascinée par la nouveauté. Elle n'est pas "contre" – elle est ailleurs. C'est-à-dire en vérité : au centre, au cœur. Si elle est neuve, et elle l'est, c'est comme l'Évangile même, qui en sa substance est l'éternel et toujours inouï commencement, hors de l'illusion et de la cruauté.
Oui, Thérèse a perdu ses illusions, elle n'a goût, dit-elle, que pour la vérité ; mais c'est pour engendrer ce qu'elles portaient de vérité si précieuse qu'il faut, plutôt que la laisser mourir supporter l'extrême douleur de la ténèbre.
Et ce, non dans l'extrême et l'extraordinaire, dans les extases et les exploits, mais dans une banalité qui prend alors tout autre sens. Car ce qu'elle annonce, la "petite Thérèse", c'est ce que pourra être la foi dans un monde où les habitudes et les évidences d'un ancien monde "chrétien" sont en train de disparaître.
Maurice BELLET
[1] Il y a une autre héroïne de
l'Eglise qui a connu, et pendant des dizaines d'années, le même genre de
tourment : mère Teresa de Calcutta. Elle aussi se sentait au bord du blasphème.
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