Si
vous glissez dans l'en bas, le monde où vous habitez disparaît, les ennemis et
compagnons se dissolvent dans la nuit.
Et
l'on ne revient pas.
Seul
espoir – au-delà de tout espoir : traverser.
Car
c'est ici la mort de toute sagesse, de toutes les sagesses et cultures et
traditions du monde. Toutes, elles ne parlent que pour ceux d'en haut, ceux qui
montent, ceux qui aspirent, ceux qui savent – et leur non-savoir lui-même est
la suprême science.
Ils
sont nobles. Les sages, les saints, les héros, les penseurs, les créateurs, les
hommes de bonne volonté. Toute leur humilité, toute leur modestie n'y change
rien. Même s'ils disent, pieusement, qu'au contraire ils descendent, qu'ils
sont de plus en plus pauvres, démunis, déliés de tout avoir et de tout savoir,
allons, allons, ils sont tout de même sur la bonne voie, ils sont tout de même
du bon côté.
Mais
l'en bas est déchéance. L'être humain réduit là se connaît méprisable, défait,
hors chemin, maudit.
Il
est dans l'inavouable.
Il
est dans une des cases maudites : la folie, la décrépitude, le crime, l'échec
(le grand, la vie ratée), le mensonge. Même si l'on a pitié de lui, c'est une
pitié armée et défensive ; il ne s'agit pas de glisser en bas – là où il vit.
Qui
est en bas ? Qui le sait ? Il y a tant de beaux édifices avec quelque part,
dans une arrière-cour, la porte dérobée qui donne sur cette cave-là.
[...]
Peuple
étrange, où peuvent se rencontrer ceux et celles qui sont apparemment les plus
opposées : les grands privilégiés et les plus démunis.
Ceux
qui ont de quoi manger, se loger, se vêtir, se soigner, et qui ont une foi,
l'amitié et l'amour, la pensée, l'œuvre bonne.
Et
ceux à qui tout cela manque.
Pourtant
proches : ils habitent l'en bas. Oui, même ces privilégiés, si, au cœur de leur
vie, il y a cette part secrète où ils communient à la détresse innommable. Et
les plus démunis, en revanche, peuvent jusqu'en la pire détresse communier à ce
je-ne-sais-quoi qui surpasse toute idée, toute image, tout discours, mais qui
fait que, à s'approcher deux, on est touché de la lumière.
Proches
! Ils peuvent dire « nous » sans mentir.
C'est
un peuple sans nom, sans patrie, sans drapeau. Ils portent l'énergie formidable
qui naît en bas, lorsque l'humain de l'humain émerge de la grande mort –
prodigieuse naissance.
C'est
un genre d'hommes, hommes et femmes, littéralement revenus de la mort ; ils y
ont goûté, elle les a transpercés ; quelque chose est advenu, qui est
impérissable. Le vieux rêve d'immortalité, dont toutes les figures ont disparu,
prend chair en cette humanité, hors de tout savoir et de toute prétention.
Appui sans appui, fermeté qui ne tient à rien, grand vide où tout peut venir à
fruit.
Le
signe, le fruit, le geste, c'est cette tendre et inguérissable douceur de la
plus que compassion et du plus que pardon, cette étrange et divine douceur plus
forte que le plus fort alcool, plus dure au combat que les héros d'Homère.
Car
c'est un combat, c'est une lutte âpre et sans merci. Et c'est douleur.
Tout
demeure de l'en bas. Et le fruit de la traversée, c'est d'en donner une
perception aiguë, intolérable.
Ah,
comme il faudrait que tout soit autrement ! Et que nous soyons autres ! Mais la
paix profonde doit demeurer, sous les vagues et sous l'ouragan.
Ce
peuple-là, nous autres, les revenants des terres froides, pour les justes et
les savants nous somment des gens étranges, des barbares, des incompréhensibles
qui parlons une langue qu'ils ne comprennent pas.
Serions-nous
le sel de la terre ? Voilà bien une prétention qui nous faire rire. Et
pourtant, il est vrai que, comme le sel, nous donnons du goût – du goût à la
vie.
O
toi, qui que tu sois, si profond soit l'en bas, si dure la déréliction, si
humiliant ton vice, si triste et sans but la vie qui te reste à finir de vivre,
si du moins tu gardes en l'espace le plus secret de ton cœur, là-même où tu ne
sais pas, un peu de cette lumière, un peu de cet espoir qui te sépare de la
grande mort, un désir, un amour obscur, une foi sans mot sans visage, si du
moins commence en toi (sans même que tu le saches) la lointaine aurore d'humanité,
alors, frère, sœur, tu es des nôtres.
La Traversée de l'en-bas,
pp.12-13 ; 153-156
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