Si quelqu’un veut vivre, réellement vivre, ou si quelqu’un cherche la vérité, au-delà du brui des apparences, ou encore si quelqu’un ne se résigne pas à la bêtise et à l’iniquité, il lui faut bien s’éveiller et se mettre en route.
Entreprise risquée et, aux yeux de
beaucoup, illusoire et vaine. Et pour quel fruit ? N’est-il pas mort, le
temps des grandes vérités et des grandes espérances ?
Mais la nécessité excuse tout.
Le premier moment, semble-t-il,
c’est de savoir un peu où nous en sommes. Or il y a deux interprétations du
monde tel qu’il va.
La première est réjouissante. Nous
sommes à l’aurore d’un nouvel âge d’humanité. Les progrès fabuleux de la
science et de la technique mettent fin aux vieilles terreurs, peste, faim,
guerre (même la guerre - on y viendra). On a même pu décréter la fin de
l’Histoire.
L’autre version est moins gaie. Ce
fameux progrès est parfaitement ambigu. Il mène à l’énergie nucléaire et à
Hiroshima. Tout le meilleur peut se retourner et devenir le pire. En vérité,
c’est une course en avant, devenue incontrôlable, dont les moteurs sont de
furieuses envies de puissance et de jouissance ; leur logique interne ne
connaît pas de limites, c’est-à-dire mène au chaos.
Et, contrairement à ce qu’on croit
et répète partout, ce n’est pas vraiment nouveauté. Ce n’est pas source, mais
delta. C’est le déploiement - il est prodigieux - de ce qui s’est inauguré en
Europe au début des temps modernes, par Descartes et Galilée et quelque autres,
l’avènement d’une nouvelle raison, efficace et créatrice. Mais ce déploiement
est aussi épuisement. Cette même raison était philosophie, méditation sur Dieu
et sur l’homme, pensée du principe, du tout, de l’absolu, et peu à peu espoir
et volonté d’un homme nouveau. Notre nouveauté n’est plus de ce type :
elle se perd dans les objets, la magie des possibles, une spécialisation
galopante ; tout devient jeu et surface. Au cœur peut se creuse un vide
effrayant, qui ne sera même presque plus perçu, tant l’encombrement est grand.
La Dépression devient la déesse noire de ceux qui avaient cru, candidement, que
si tout devient possible, nous sommes hors de détresse.
Alors se produit un phénomène que,
je crois bien, personne n’avait prévu. On croyait disparues les vieilles
traditions, les croyances, les religions. L’athéisme montait en
puissance ; et spécialement par ce mouvement politique qui semblait à la
veille de conquérir le monde. Or, en ce moment où j’écris, traditions et
religions font un retour en fanfare ; entre autres aux U.S.A., pays leader,
à la pointe de la science et de la technique ! C’est comme si toute une
part d’humanité, saisie de vertige au bord d’un gouffre, voulait retrouver les
anciennes assurances et souvent avec une telle hâte, un tel vouloir de
l’immédiat, que la raison s’en étouffe.
Oui, des deux côtés, course en avant
et retour du religieux, c’est le même goût de l’immédiat. C’est-à-dire :
une menace d’anéantissement de la pensée, celle qui pense vraiment, qui ose
reprendre, même au prix de déceptions tragiques, l’audace des grandes Voies de
sagesse ou de foi.
Ñ
Ce qui va suivre est une tentative
pour quitter la problématique des temps modernes, qui gouverne encore la
situation où nous sommes. Pour dire bref : pour quitter cette
problématique qui suppose un rapport entre la croyance et la critique, tel que
la critique, instance ultime de vérité, juge la croyance ; et que la
croyance en est réduite à se défendre comme elle peut, tantôt par raidissement,
tantôt par des adaptations qui la laissent plus ou moins exsangue. Bien
entendu, la raison critique prétend bien faire œuvre constructive, mais la
situation où nous sommes venus semble indiquer son impuissance à reprendre
pleinement en compte ce que la croyance prétendait assumer. Signe
supplémentaire : la science même et les techniques conjointes aboutissent,
en psychologie par exemple ou en psychiatrie, à des raideurs et des prétentions
doctrinaires qui rappellent furieusement les intégrismes religieux !
L’hypothèse où je vais me risquer
est celle-ci : il y a, il peut y avoir, au cœur de ce qui apparaît comme
croyance, une instance critique d’une radicalité absolue parce qu’elle correspond aux toutes premières nécessités humaines,
proprement humaines. C’est suggérer, bien sûr, un assez grand bouleversement,
tel que par exemple la philosophie la plus rigoureuse reconnaît, en elle, ce
qui excède toute prétention rationaliste ; ou que la foi religieuse, se
percevant comme Voie, affronte en elle l’épreuve de vérité la plus impitoyable.
C’est, aussi bien, annoncer que les sciences de l’homme, quand elles veulent
bien reconnaître l’humain en l’homme, se trouvent confrontées à cette
question-là.
Ce que je vais dire a toutes les
chances de rester dans le provisoire, le partiel et le partial ; fin des
grands survols, des emprises totalisantes ! Cela engage à un certain
style, éloigné de la thèse ou du discours magistral. Disons que ce sera le
style de la conversation, avec ce qu’elle peut avoir d’hésitations,
répétitions, retours en arrière, percées suivies de reculs. Conversation à une
seule voix : le paradoxe est un peu fort. Il n’est supportable que si, du
lecteur à moi-même, il y a cette connivence qui s’accommode fort bien de la
distance ; en sorte que le lecteur y trouve de quoi penser, et sans doute
ailleurs et autrement. Et c’est fort bien.
Ajouterai-je qu’étant mon propre
lecteur, je connais déjà cette situation ? Ce livre est pour moi passage,
d’un univers culturel où j’ai été formé à un autre, dont j’entrevois à peine
les contenus. Il ne peut aller que vers une invitation à se mettre en route
pour une tâche immense. Mais la seule pensée décourageante est qu’il n’y a rien
à faire. Trop à faire est exaltant.
BELLET, M. Le
Dieu sauvage. Pour une foi critique, Bayard, Paris, 2007, pp.9-13
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