Y a-t-il une vérité absolue ?



            Y a-t-il une vérité absolue ?
            La question peut paraître désuète ou dérisoire.
            Ou, si on la prend au sérieux, dangereuse. La vérité absolue, c’est le prétexte à toutes les intolérances, c’est le principe même du totalitarisme, à commencer par celui de la pensée.
            Pourtant, à la question : y a-t-il une vérité absolue ? – je réponds oui.
            Je vais tâcher de m’en expliquer.


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            Premier point : de quel type de vérité s’agit-il ?
            Passant outre, hardiment, aux controverses sur la nature de la vérité, je dirais qu’il s’agit ici de ce qui s’impose à l’esprit, hors de toute contestation possible ; c’est ce qu’on ne peut pas ne pas admettre, ou ne pas refuser, sans verser dans le mensonge ou l’égarement.

            Mais quel peut en être le contenu ? Quand, dans le Don Juan de Molière, Sganarelle demande à son maître en quoi il croit, Don Juan répond (dans le langage du 17e siècle) : « Je crois que 2 et 2 sont quatre. » Difficile de le nier. Mais c’est une vérité inscrite en l’arithmétique ; on peut concevoir tout autrement l’unité ou la dualité (Dieu et l’homme, par exemple, ne font pas nombre).

            La vérité dont je me risque à parler n’est pas régionale, elle ne relève pas d’une axiomatique. Elle est, si l’on peut dire, absolument absolue. Elle mérite la majuscule. Elle est du côté de ces grands principes ou de ces assertions premières qui commandent tout, qu’il faut reconnaître ou accepter, sous peine de… De quoi, au fait ? D’être brûlé comme hérétique ou enfermé comme fou ?
            De quoi inquiéter.
            Ou faire sourire, si l’on juge ces temps révolus.



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            Les automobiles Citroën organisèrent, au siècle dernier, une expédition au cœur de l’Asie. Il fallut traverser le désert de Gobi. Conditions effroyables : tempête, accidents, troubles, massacres ; mais rien ne parvenait à altérer la sérénité bouddhique du Mongol qui était leur guide. Jusqu’au jour où ils le virent revenir, décomposé : il était allé vérifier leur itinéraire et l’on avait déplacé les bornes, installées là depuis des millénaires, elles étaient les repères essentiels qui rendaient le désert lui-même habitable. Les bornes déplacées, c’était le chaos, la fin du monde.

            Cette anecdote me sert de parabole. Elle suppose qu’il y a un ordre premier du chaos, hors duquel tout se décompose. Qui dit ordre, dit limites ; mais elles peuvent être franchies sans que l’ordre ne soit détruit ; on peut réparer la transgression, l’interpréter, la soumettre à l’ordre. Le péché se répare par la pénitence, le délit par la prison, le mensonge ou l’erreur par la vérité, le malheur de l’âme par la sagesse ou le savoir, etc. Alors, tout ce qui est humain est dans l’espace d’humanité, même le mal ou l’errance ; et le signe en est que cela peut être dit et pensé.

            Mais il y a une deuxième limite. Si elle est franchie, l’ordre meurt. On passe dans l’irrécupérable et l’impensable. C’est hors langage. C’est la mort de la parole. C’est l’inhumain.

            On a parlé, à propos d’Auschwitz, d’holocauste. Il y a même une série télévisée qui porte ce titre. Mais les Juifs ont protesté. L’holocauste est un sacrifice. L’holocauste a sa place dans le grand rituel, il s’inscrit dans la tradition d’Israël. Mais Auschwitz, c’est Shoah, la destruction. Ça ne s’inscrit pas. C’est comme un monstrueux en dehors qui surgit au milieu de la société humaine.

            S’il y a une vérité absolue, elle est par là, du côté de la limite. Nous pouvons, ici même, discuter de la loi morale, de son fondement, de son contenu, de son évolution ; débattre sur Kant, ou sur les lois de l’Église, ou sur la permissivité. Pas du tout de ce genre sur Auschwitz. Je n’imagine aucun d’entre nous déclarant : après tout, il y a un problème juif, et parmi les solutions possibles, pourquoi pas la solution finale ?



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            Où est la deuxième limite, celle que je dois absolument respecter ?
            J’essaierai de l’indiquer de trois façons.

            Il y a la limite éthique, dont je viens d’ailleurs de donner un exemple majeur. Il ne s’agit pas, si j’ose dire, de la simple faute ou même du simple crime. Il s’agit de ce qui brise irréparablement le lien humain.
            Ce lien brisé, nous ne sommes pas, les uns envers les autres, des fauves, mais des démons. Nous passons dans une horreur innommable.

            La première limite logique concerne l’erreur, ou encore l’illusion. Elle se répare par le travail de vérité. Celui, par exemple, de la raison militante et critique, à la façon cartésienne, éprise de mathématiques, ou par la vérification expérimentale. Ou bien, le travail de vérité peut prendre le style, par exemple, de la psychanalyse, la psychanalyse en acte, où l’analysant, traversant par sa parole les abîmes de l’obscur, en vient à ce « constat loyal », où Freud lui-même voyait le fruit d’une telle démarche. Dans ces divers cas, dans tous les cas en fait du travail de vérité, il y aura difficultés, tâtonnements, trébuchements ; et donc, sans doute, bien des franchissements de la ligne qui sépare le vrai du faux. Mais tout cela reste dans l’espace de la pensée, de la parole, du logos. La deuxième limite est franchie quand la parole meurt, quand la pensée se décompose dans l’habitude ou le délire. [Encore faut-il préciser : d’un délire qui ne laisse aucun espoir à l’écoute ou l’interprétation, qui est un pur effondrement du langage, une absence qui donne le vertige.]

            Comme exemple encore de la deuxième limite, j’évoquerai le solipsisme. On sait que parmi tous les –ismes possibles (il n’en manque pas : matérialisme, idéalisme, rationalisme, etc., etc.), le solipsisme est celui où personne n’ose se tenir. Comment cette thèse, qui nie l’existence de l’autre, pourrait-elle s’adresser à lui ? Mais le solipsisme est encore une thèse, précisément ; on peut en discuter. La deuxième limite est franchie quand le solipsisme passe, en quelque sorte, à la réalité ; quand un sujet, un sujet humain, se perçoit comme le seul existant, tout le reste – y compris autrui – n’étant que ses représentations ou ses fantasmes. Il ne s’agit plus de thèse ou de débat, mais d’une sorte de sensation vertigineuse, incontrôlable. Cette solitude est une angoisse… Oh oui, le mot vient irrésistiblement : une angoisse absolue.

            On peut alors parler de limite ontologique : ce qui est en cause est l’être de l’homme, l’être-là dans, dans sa corrélation première avec tout ce qui se donne à lui, du monde et des autres humains.


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            La description de la deuxième limite est extrêmement difficile, peut-être même impensable, parce qu’on y demeure toujours à l’intérieur d’un espace de parole échangée, de présence et co-présence humaines, et que la limite désigne précisément un au-delà – où cette présence s’effondre.

            Au vrai, les trois exemples que j’ai donnés peuvent paraître très différents. Qu’y a-t-il de commun entre l’inexpiable de la limite éthique et l’impensable de la limite logique et l’invivable de la limite ontologique ?
            Au moins ceci : qu’à franchir la deuxième limite, on est dans la destruction. D’où la nécessité – absolue – de ne pas la franchir. Car ce qui se joue là est en amont de tout ; de toute question, de tout débat, de toute recherche philosophique ou théologique. Il faut ce commencement d’humanité pour que la pensée prenne forme, puisse se dire et se concerter.

            C’est pourquoi le thème même de la vérité prend ici une tonalité particulière. La vérité en cause est l’apparition même de l’homme ; c’est la naissance d’humanité. La nier n’est pas seulement refuser telle idée, telle chose, c’est s’engloutir dans quelque chose qui n’a pas de nom – nommer, c’est connaître et habiter ; un je ne sais quoi pire que le néant lui-même, lequel est simple absence. La destruction, si elle a lieu, est en un sens action ; elle défait l’humain en l’homme.

            L’absolu d’une telle vérité n’est pas un absolu qui pourrait, par exemple, faire l’objet de débat ou polémique. Il est simplement « ce sans quoi » - pas même rien ; ce rien dont peut disserter le philosophe à propos du néant, ou ce que peut évoquer le mystique, à propos de l’abîme divin et de l’expérience de la nuit.

            Faut-il même parler de vérité ? N’est-ce pas en amont de l’idée même de vérité ? Comme ce qui autorise qu’il y ait parole et pensée, engagées en la recherche de la vérité ?
            Du moins (semble-t-il) demeure ceci : qu’en ce lieu-là, la négation est impossible, sauf à sombrer hors de ce qui rend possible toute pensée, y compris la négation !
            Refus du refus ! Mais la double négation, comme on sait, est positive. Il se tient donc là une primitive affirmation qui nous donne à nous, les humains, avant tout savoir ou toute croyance, de pouvoir être hors de la destruction. C’est comme une primitive lumière, qui touche à notre possibilité même d’être là. On songe au prologue de l’évangile de Jean. « En arkê », dans l’ouvrance primordiale, se tenait et se tient le logos, la parole unifiante qui délie de la ténèbre. Jean ajoute que la lumière vint, que les ténèbres ne l’ont pas vaincue, et qu’elle éclaire tout homme.

            Mais nous avons quelques motifs de craindre que la ténèbre puisse vaincre.
            Car aussitôt se lèvent des questions effrayantes.

            La première vient, évidemment, de ce que la deuxième limite peut être franchie, et l’a été. L’inhumain peut faire partie de l’humain.

            On songe, à nouveau, aux camps de la mort. Cela s’impose. Mais il y a péril : de croire qu’il s’agit là d’un épisode monstrueux, heureusement hors de nous, et que la patine de l’Histoire recouvre peu à peu. Il faut peut-être y voir et y entendre un avertissement terrible. Cela est donc possible. Et qu’est-ce donc qui peut en protéger, sinon la conviction qu’il existe une limite absolue, qu’il est interdit, voire impensable, de franchir ?

            Or c’est une conviction, comme on sait, fort menacée (n’ai-je pas moi-même, au début de cet entretien, évoquée son discrédit ?). Nous sommes dans une société dominée par ce qu’on appelle l’économie, c’est-à-dire en fait par l’excitation continue des envies et le développement accéléré des techniques, l’un soutenant l’autre. Il n’y a rien là qui puisse réellement soutenir et protéger l’homme quand approchent les menaces extrêmes. D’où une réaction de fuite, devant la question que nous avons osé poser : y a-t-il une vérité absolue, et où est-elle ?

            La réaction peut prendre deux formes apparemment opposées. D’un côté un retour en force de l’esprit doctrinaire, dont certains intégrismes et fondamentalismes religieux donnent un bel exemple. Mais l’intégrisme peut se trouver partout, en médecine par exemple, ou en économie. De l’autre côté, c’est le relativisme, le scepticisme, ou bien encore, chez tel ou tel écrivain en vogue, une espèce de jubilation noire à déprécier la vie, à anéantir la pauvre humanité sous le poids du mépris.

            Ces attitudes si opposées on un trait commun : le refus de penser. Il semble même que ce soit, ces temps-ci, une menace particulièrement grave. Oh certes, on pense beaucoup, du côté de la technique ou, comme on dit, de la culture. Mais la pensée réellement pensante, à hauteur d’humanité, est celle qui ose affronter l’extrême ; non pas seulement poser les questions les plus radicales, mais laisser venir à elle la question qui précède toutes les autres, parce qu’à partir d’elle se joue, absolument, la possibilité de toutes les autres.


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            Essayer d’accueillir, autant qu’il est en notre pouvoir, les questions qui s’annoncent à l’approche de la deuxième limite.

            La principale donc, ô combien troublante, est que la deuxième limite est franchie. On songe : il est donc possible que l’homme, l’être humain tombe en quelque sorte hors de lui-même, dans le chaos monstrueux : abîme de la complaisance dans le crime pur, de la folie hors de toute communication possible, de l’angoisse qui ôte tout appui. Comment penser cet impensable ? Comment supporter cette pensée que le sol sur lequel nous marchons pourrait s’effacer ?
            Mais la réalité est plus troublante encore. L’au-delà de la deuxième limite n’est pas toujours, en tout cas visiblement et pour un temps, le chaos. Il peut prendre l’allure de l’ordre. Ici encore, le cas nazi est impressionnant. Le IIIe Reich, c’est l’ordre après le désordre, l’organisation efficace, jusque dans le pire du pire.
            Et il y a plus : cette aberration impensable apparaît dans un peuple civilisé, intellectuellement et techniquement fort capable, imprégné, paraît-il, par des siècles de christianisme.
            Ainsi donc, le terrible au-delà pourrait être un anti-ordre, et surgir là même où tout donnait à penser que ce genre de malheur était absolument dépassé.

            On songe à la limite éthique. Mais il y a aussi, du côté de la folie, des délires organisés, et quelquefois si puissants, si armés qu’ils puissent imposer leur loi. Quant à ce que j’ai nommé la limite ontologique, elle est peut-être ici, de sa dissimulation, la plus redoutable. Le fond du malheur de bien des humains, c’est une sorte d’ébranlement inquiet concernant leur venue à l’être, une faute d’exister bien plus lourde que la transgression éthique ; une solitude qui se creuse en abîme et qui peut susciter toutes les formes du crime et de la folie.

            Et, le XXe siècle en a témoigné, il est toujours possible de retourner là. Fin de la confiance rassurante dans le progrès. Tant qu’on y croit, même les crises les plus rudes peuvent s’inscrire dans le développement historique. Même la violence y est accouchement, comme le voulait Hegel. L’ordre ancien des choses peut s’effondrer, si l’ordre nouveau vient nous sauver.

            Mais si «l’ordre nouveau» porte en ses flancs la destruction, alors il y a de quoi désespérer. Et l’on voit fleurir toute une littérature de la déréliction, toutes sortes de fictions de l’en bas, qui annoncent, parfois ingénument, que le fond de l’homme n’est que pourriture et misère.
            Si nous acceptons ce verdict, finalement Hitler a gagné.
            Et ne l’oublions pas : si les malheurs du XXe siècle nous donnent à songer, c’est pour songer à nous-mêmes  et donc, - si j’ose risquer la formule – à l’enjeu de la vérité absolue.



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            Mais quelle est-elle ? Où la trouver ?
            Elle s’affirme dans le refus même. Fort bien. Mais pour dire quoi ?

            Ce qui peut venir d’abord à l’esprit, c’est qu’elle dit – tout. C’est-à-dire : elle ne dit pas une chose ou une autre, elle ne se solidifie pas dans telle thèse ou telle croyance, elle est seulement la présence, la primitive présence de toutes choses, quand l’être humain s’éveille à lui-même et au monde ; et dans cette primitive présence, il y a le visage, la voix, le corps de l’autre, son semblable, c’est même par là que tout advient pour lui – délivrance du solipsisme. Paradoxe : l’absolu n’est pas dans quelque grandiose construction, il est dans le plus humble, dans ce que nous partage tout humain dès qu’il n’est pas pris dans les mâchoires du grand Meurtre.

            Cela échappe à toute conception, non par faiblesse, mais par puissance ; tous les concepts naîtront de là. C’est au point que le concept même d’absolu – « Ce qui existe indépendamment de toute condition : la métaphysique recherche de l’absolu », dixit le Petit Larousse – ce concept même, comme tous les autres, peut paraître gênant.

            Toutefois, ce que je viens de dire de la présence peut gêner pour un autre motif : on serait là dans le vague, l’impression, la banalité, voire dans un lyrisme suspect. En vérité, cette expérience-là n’est pas plus banale que la naissance ou la mort, choses bien répandues comme on sait, mais toujours inouïes.
            Seul le poète, quand il est inspiré, peut dire les choses premières. On me pardonnera (j’espère) de ne pas dire, mais seulement d’indiquer.

            Or, précisément, que fait le poète ? Il parle. Et sa parole éveille ; elle est comme l’aurore de la présence, de la primitive donation. Et même si notre parole n’est pas de cette hauteur, n’y a-t-il pas en elle comme la résonance lointaine de cette parole inaugurale qui sépare de la destruction ?
            Vient donc cette pensée que, puisque au-delà de la limite, la parole ment, l’absolu, c’est la parole.
            Malheureusement, de même qu’il y a un anti-ordre du côté du chaos, il y a une anti-parole qui sait user du langage et qui parle contre la parole. Angelus Silesius écrit : « Die Rose ist ohne warum », la rose est sans pourquoi. Le SS dit au Juif, à l’entrée du camp : « Hier ist keine warum », ici il n’y a pas de pourquoi. Malheur de la parole ! La même formule dit l’extrême opposé : la pure liberté de la création, la rage d’avilir et de détruire.

            Alors vient la question, c’est une des plus grandes questions humaines, peut-être la plus grande : quelle est la parole qui porte la parole ?
            Quel est le logos qui sait vaincre la ténèbre ?


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            Le désir nous prend, bien naturel, de savoir où la trouver, cette parole, de pouvoir l’identifier, la tenir, la posséder. Ah, trouver enfin la bonne doctrine, le savoir absolu, comme disait Hegel, le bon discours que rien ne pourra ébranler !

            Mais ce que nous avons évoqué, et ce qui fait en somme l’état présent de l’esprit suggère que ce désir-là est sans espoir. Ou plutôt, qu’il a toujours moyen d’y répondre, mais que la réponse peut être prise dans le processus mortel. Car – voici un constat nouveau et assez terrible – quand vous êtes installé, sans ombre de crainte, dans le discours présumé vrai, vous avez une vue claire de la première limite ; mais la deuxième est invisible. L’esprit de destruction peut travailler souterrainement votre imprudente sécurité et vous pouvez vous retrouver, sans le savoir, du côté du délire, des pires férocités, de cette étrange solitude de plusieurs qui sont ensemble dans le langage dur qui les protège de l’angoisse – comme le ciment de Tchernobyl au dessus du nucléaire en fusion. Comment comprendre, autrement, les effarantes dérives qu’on a pu constater dans les religions, les traditions diverses, les idéologies ? Comment, par exemple, en ce qui s’est appelé christianisme, ont pu paraître de telles férocités ou de tels dénis, par quelle inconscience ? Quelle dérive faut-il-il pour, au nom du Dieu amour, brûler ceux dont l’opinion diffère, quitte à reconnaître, beaucoup plus tard, qu’elle n’était pas sans motif ?

            Nous voilà donc rendus prudents envers tout ce qui peut prétendre tenir l’absolu dans un discours, une méthode, un moyen de le fixer – c’est-à-dire le maîtriser et posséder. C’est sans doute ce qui explique que beaucoup, aujourd’hui, répugnent à tout ce qui ose affirmer de ce côté-là. C’est qu’on reste, en somme, dans l’espace des premières limites, où de fait, bien souvent, c’est vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. L’esprit critique peut s’y offrir l’élégance du relativisme. Mais quand l’enjeu est tel que nous l’évoquons ici, durcissement.



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            Mais la question demeure : l’absolu, où et quand ?
            Peut-être faut-il accepter une sorte de glissement, du substantif à l’adverbe. Dans le grand entrepôt des idées et des convictions, pas d’absolu. Mais il y a des instants, des moments de vérité, où quelque chose peut s’imposer à nous absolument. C’est plus manifeste, peut-être, dans l’ordre éthique, mais c’est présent chaque fois qu’est présente la menace de destruction ; celle qui ne tue pas seulement le corps, mais l’âme. Chaque fois que nous sommes en face de cette séparation-là, urgence absolue. Cela peut être rare, apparemment ; ce peut être présent, tout au long d’une vie, au fond ; c’est l’étoffe essentielle de la vie humaine.
           
            Mais ne puis-je pas me tromper ? Prendre pour délire la parole qui témoigne d’une réalité qui m’est impensable, comme de ce médecin recevant un déporté de retour des camps, et qui parvenait enfin à lui dire, à lui médecin, ce qu’il avait vécu ; et qui a réagi en le faisant interner en psychiatrie (Le malheureux, n’est-ce pas, divaguait. Comment les allemands, peuple civilisé, auraient-ils pu faire ça ?). Ou que penser de ces pieux inquisiteurs, qui après avoir fait oraison et en grand esprit de foi chrétienne, faisaient torturer des malheureuses que le délire commun accusait de sorcellerie ?

            Et pourtant, lorsque m’apparaît, hic et nunc, ici et maintenant, ce qui sépare la clarté de l’esprit d’avec la démence, la présence d’autrui d’avec le vertige du seul, le primordial respect d’avec l’horreur du meurtre et de l’avilissement, comment ne pas sentir l’absolu du choix ? Avec l’espoir que peu à peu, l’humanité toute entière apprenne à mieux connaître la limite qui sépare l’humain de l’humain d’avec l’humain glissant dans les abîmes de la destruction ; en sachant toutefois que la régression est toujours possible et que l’espoir même d’un progrès reconnaît que nous sommes dans l’illusion.

            Difficile condition. Il y a une vérité absolue, mais nous ne savons pas ce qu’elle est. Nous pouvons seulement nous tenir en ce mouvement, où la reconnaissance de ce qui s’impose maintenant, avec la force de l’absolu, coïncide avec la disposition, toujours en éveil, à reconnaître aussi notre illusion et comment s’annonce, par delà, la vérité encore inconnue.

            L’absolument absolu est insaisissable. Il est tentant de lui donner un nom, Dieu par exemple. Mais c’est ici que paraît, à pleine force, l’équivoque de Dieu (du mot Dieu). Ou bien il est ce qui, magnifiquement, ferme le tout et enclôt tout dans la limite du système religieux ou de la méditation métaphysique, ou bien il est cet absolument insaisissable à quoi en un sens tout réfère, mais dont nous n’avons, à strictement parler, aucun savoir.

            C’est pourquoi, quand le verbiage à propos de Dieu devient trop insistant, le seul moyen de le laisser être qui il est, c’est le silence.




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            Et pourtant, nous habitons la parole.
            Quelle parole peut parler en ce silence sans pourtant le rompre ? Y a-t-il une parole humaine qui dise l’absolu, sans du même coup le détruire par sa prétention même à le dire ? Comment porter et surmonter cette contradiction : dire sans pourtant dire et par là même dire en vérité ?

            Vient cette pensée que le moyen concret, pour la parole, de se défaire de la prétention désastreuse, c’est d’accepter d’être plurielle. La relativité devient relationnelle. Ce n’est plus la prétention du sujet unique à rendre toute opinion relative, c’est l’acceptation, pour chacun, que sa parole n’est parlante que s’il écoute et s’il est écouté ; c’est par là que se tient la référence à l’absolu que nul ne possède : quand plusieurs osent parler, entre eux, de ce qui touche à l’extrême, et que demeure entre eux cet insaisissable qui est à la fois leur lien et ce qui les empêche à jamais de se solidifier en un groupe qui se croirait maître de la vérité.

            L’idée se répand que s’il y a un lieu de l’absolu pour les humains, c’est quand ils reconnaissent cette relation réciproque qui rend chacun relatif aux autres, dans sa présence et sa pensée. L’absolu, c’est la relation. Et la vérité absolue, c’est cette vérité de la relation qui nous échappe toujours, que nous pouvons du moins rechercher et servir.

            S’il en est ainsi, la vérité absolue sera reconnaissance de toute vérité, où qu’elle se donne. Lorsque Heisenberg, dans La partie et le tout, décrit l’éblouissement du physicien quand, après de longs tâtonnements, l’équation victorieuse se met en place, il témoigne de la vérité. Et opposer aux limites de la science l’illumination poétique ou la méditation philosophique, c’est seulement ne pas respecter la vérité. Mais la vérité, c’est aussi quand, dans une psychanalyse, l’analysant tout d’un coup déchiffre tout cet aspect de sa vie qui était ténèbre et que s’ouvre devant lui cet espace de clarté où la vie devient possible. Tout acte de vérité, où l’homme se délie du faux ou de l’obscur, communie à cette vérité absolue – qui ne s’oppose à rien, sinon à cette destruction primitive où tout s’anéantit.

            Même l’illusion participe à cette vérité. Car, comme on sait, l’illusion peut être une forme provisoire et déformante de la vérité. Quel chemin d’initiation ne connaît pas ces moments d’emballement et de détresse qu’il faudra dépasser ? Mais ils font partie du chemin ; vouloir les en ôter, sous prétexte du vrai partout et toujours, c’est ôter le chemin, c’est-à-dire rendre toute recherche inaccessible.


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            Mais la question revient : quelle parole porte la parole ? Car le dialogue lui-même peut dériver, tout peut se pervertir. Décidément, la deuxième limite n’est pas ce qui tient aux confins éloignés d’un monde tranquille ; elle hante tout et le cœur même de la vie.

            Quelle parole inaugurale maintient ouvert le chemin vers cet absolu, dépassant tout absolu, qui nous autorise à être hors de ce qui nous tue et avec nous, toutes choses et l’ordre premier de toutes choses ?

            Parole dont le statut est étrange : c’est à chaque homme de la dire, autant qu’il le peut, comme ce qui est son plus propre et la vérité de son être ; et pourtant elle n’est pas ce qu’il produit de par lui-même, comme l’effet de son moi ou même de quelque puissance que ce soit du sujet solitaire. C’est une parole qui lui vient, c’est-à-dire qui à la fois lui est donnée et jaillit de lui comme d’une source à chaque fois renouvelée.
            C’est une parole opérante, et qui opère la vérité de la vérité. Elle ne se borne pas à répéter ou même à découvrir ce qui est vrai, comme objet d’un savoir ou d’une foi. Elle dégage cette vérité de ce qui constamment, jusque dans les répétitions exactes, la menace d’être prise dans les labyrinthes de la destruction : en sorte qu’on peut en venir à dire faussement la vérité, ce qui est le pire de tout.


            Me risquerai-je à dire ce que je crois pouvoir en entendre ?
            Cette parole ose franchir la deuxième limite. Elle va jusque dans le lieu des folies, des angoisses infernales, du meurtre et de l’avilissement ; non pour en discourir, mais pour être là, dans cet en bas, et tirer hors de la destruction ce que la destruction dévore et détruit. Cette parole-là est action ; elle est l’être humain lui-même, sa présence entière, offerte au terrible, pour arracher à la ténèbre tout ce qui s’annonçait à l’éveil de l’être : tout et tous, et tout en tous.

            C’est pourquoi cette parole est une parole d’amour ; non sur l’amour, mais parole aimante. Elle est ce qui se tient et circule entre les humains, comme témoignage et présence de cet insaisissable absolu qui coïncide enfin avec ce qu’ils sont les uns aux autres, quand cesse la contamination avec la ténèbre et que la très haute et très humble tendresse devient leur vérité. Alors la vérité absolue est bien ce que les humains peuvent entendre, voir et toucher ; mais comme ce qui les écarte à jamais, ce qui les écarte absolument de toute prétention à absolutiser quoi que ce soit.


            Voilà un nouvel âge qui n’est pas dans le style New Age ! Il annonce plutôt des exigences inédites ou le retour en force d’exigences oubliées. Son arrivée pourrait expliquer cette désaffection ou cette déception envers tout ce qui prétend à l’absolu à l’ancienne mode, en même temps que les fuites ou les évitements que j’évoquais plus haut.

            Que deviennent, dans cette perspective, philosophie ou théologie ? Tout ce que je peux en dire, me tenant au bord de ces continents immenses, c’est que l’urgence de l’absolue vérité ne les renvoie pas à l’insignifiance – ou à la timidité. Car c’est une urgence de penser, et dans une radicalité indifférente aux vieilles querelles et aux complaisances culturelles. Au seuil de la deuxième limite, penser, c’est sauver l’être, et le tout, et nous-mêmes.

            S’il y a raison, capacité de discerner le vrai du faux, comme disait Descartes, qu’elle aille jusque dans l’espace de la destruction, creusant la question jusqu’à ébranler le questionneur, critiquant toute critique, poussant l’audace jusqu’à fonder enfin, autant qu’elle le peut, la vérité absolue, en sachant que cette vérité emmène plus loin. Critiquer et construire, reprendre en allant plus loin, ce qui fut l’ambition des grandes philosophies modernes. Oui, construire hardiment et défaire plus hardiment encore – pour que l’édifice d’humanité puisse se bâtir davantage.

            Et s’il y a foi, ce sera l’écoute d’une parole qui parle en ce lieu-là, ce lieu premier et extrême, dont l’enjeu dépasse tout ce que nous pouvons en dire. C’est infiniment au-delà de ce que suggère à la plupart des hommes le mot de religion et le mot foi lui-même.

            Que puis-je entendre de là, touchant l’absolu ?
            Ceci, par exemple : que son lieu est justement l’entre nous, quand nous accueillons en cet entre nous, par delà nos désirs comme nos peurs, ce qui nous donne d’être les uns aux autres présence humaine, et non pas de l’amour en général, mais de cet amour qui nous sépare de la destruction.

            Et c’est vérité de la vérité : car il y a une vérité qui peut se déposer en thèses, et en mœurs et en rites – et c’est légitime. Le mouvement proprement christique est de faire la vérité de la vérité ; et c’est toujours l’ici et maintenant, cela ne se dépose pas ; c’est l’acte où se retrouve l’acte premier.

            Et l’acte premier, dont témoigne le crucifié, c’est de porter la vérité – la vérité d’un amour absolu – jusque dans l’en bas, dans le lieu de la destruction elle-même ; prouvant ainsi que tout peut être sauf, tout l’homme et tous les hommes.

            Faut-il préciser que parler ainsi n’est pas ramener ce que j’évoquais à des perspectives chrétiennes, bien sûres d’elles et rassurantes aux croyants ? C’est exactement l’inverse. Car ce sont des perspectives vertigineuses, et les premiers à le sentir, ce pourraient être les chrétiens eux-mêmes.

            Dans l’espace où (peut-être) nous entrons, les vieilles répartitions vont souffrir. Et pour reprendre une fois de plus un mot de Paul VI : « Il faut tout repenser ».
  

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