Quand on ose aborder un sujet aussi grave et risqué que celui-là, il est préférable de le connaître d’expérience. Puis-je dire que c’est mon cas ? J’ai l’âge, c’est déjà ça ! Mais quant à la qualité de l’expérience – je ne peux que l’espérer.
Salut
donc en priorité à ceux et celles d’entre vous qui, comme moi, ont le privilège
douteux d’avoir dépassé 80 ans. Les autres peuvent écouter. Car je leur
souhaite longue vie ; c’est-à-dire, d’habiter le temps qui est le leur, de
nous rejoindre là où nous sommes.
Il
y a deux vieillesses, sans rapport immédiat avec la date de naissance : la
première et la deuxième, comme dirait Molière. Dans la première, ça descend,
dans la deuxième, ça s’effondre. Dans la première, on marche, on mange, on dort,
on parle, on est en relation avec les
siens et ses amis, etc. Dans la seconde, tout cela, qui fait la vie, s’en va.
La seconde vieillesse, c’est celle des partants. Ils sont déjà sur l’autre
rive. Ils rejoignent mystérieusement les tout petits enfants, cette humanité
primordiale qui entoure, en quelque sorte, la clairière où s’agitent ceux qu’on
nomme adultes.
Car
ce sont des humains, ces vieillards. Il convient de les soigner, d’avoir pour
eux compassion – et beaucoup plus : d’être présent à cette étrange
présence qui nous interroge plus durement que tout sur ce qui est notre
condition. Ne disons pas trop vite que la communication avec eux est rompue. Je
me souviens de cette aide-soignante qui dans un service de gériatrie avait
charge d’une vieille femme autrefois grande pianiste de concert ; elles
communiquaient par la musique. L’aide-soignante prend des vacances ; au
retour, on lui dit : Madame X, c’est fini, c’est un légume. La soignante
va la voir et lui fredonne à l’oreille un concerto de Mozart que la pianiste
autrefois jouait devant les foules ; la pianiste souleva la main de
l’aide-soignante et la baisa.
Je
ne dirai rien de plus sur cette seconde vieillesse. Je parlerai plutôt de la
première et comment vivre quand on dispose encore de soi. J’ai dit « encore » ?
Je peux encore marcher, lire, penser ? Ou bien faudrait-il mieux
dire : je peux enfin ? Mais enfin quoi ? Ah, il faudrait
vieillir jeune ! Mourir jeune, disait Oscar Wilde, mais le plus tard
possible ! Et moi (à mon âge, on
renonce à la modestie), le jour de mes 80 ans, j’ai dit : je suis trop
jeune pour l’âge que j’ai. Reste que,
tout de même, ça descend.
1Et souviens-toi de ton Créateur aux jours de
ton adolescence ; avant que ne viennent les mauvais jours et que
n'arrivent les années dont tu diras : « Je n'y ai aucun
plaisir », 2 avant que ne s'assombrissent le soleil et la
lumière et la lune et les étoiles, et que les nuages ne reviennent, puis la
pluie, 3au jour où tremblent les gardiens de la maison, où se
courbent les hommes vigoureux, où s'arrêtent celles qui meulent, trop peu
nombreuses, où perdent leur éclat celles qui regardent par la fenêtre, 4quand
les battants se ferment sur la rue, tandis que tombe la voix de la meule, quand
on se lève au chant de l'oiseau et que les vocalises s'éteignent ; 5alors,
on a peur de la montée, on a des frayeurs en chemin, tandis que l'amandier est
en fleur, que la sauterelle s'alourdit et que le fruit du câprier éclate ;
alors que l'homme s'en va vers sa maison d'éternité, et que déjà les pleureuses
rôdent dans la rue ;
6 avant que ne se détache le fil argenté et
que la coupe d'or ne se brise, que la jarre ne se casse à la fontaine et qu'à
la citerne la poulie ne se brise, 7 avant que la poussière ne
retourne à la terre, selon ce qu'elle était, et que le souffle ne retourne à
Dieu qui l'avait donné. 8Vanité des vanités, a dit le Qohéleth, tout
est vanité. (Qo 12 :1-8)
Parole
d’un sage – et d’un sage de la Bible.
Pour les croyants, parole de Dieu. Voilà
qui nous autorise, ou nous invite, à nous redire, sans illusion ni
dérobade, que la vieillesse est une approche de la mort.
Et
pourtant ! Pourtant, ce peut être
aussi une montée, la chance, la possibilité d’un mieux, d’un plus loin, le
passage de ce « comme si » à un « même si ». Du comme si j’aimais et aimais vraiment, à même si je m’en vais vers ma fin, je
vais et j’avance dans le grand chemin d’humanité. Avec réalisme tout de
même. La vieillesse n’est pas un choix,
c’est une situation. Avec des aspects qui peuvent être très durs. Le manque, la
pauvreté, la misère ; et bien plus rudes aux gens usés qu’aux jeunes plein
de sève. La retraite trop faible ; la maison de retraite trop chère, inaccessible ;
le logement trop coûteux ; les voyages et les loisirs impossibles ;
et jusqu’à la nourriture insuffisante (et je ne parle que des gens de ce
pays-ci). La situation de famille, la situation sociale, ce qu’a été la vie
professionnelle, son poids, ses conséquences. La santé, c’est-à-dire le manque
de santé. Hors même les maladies graves et la décrépitude, les mille ennuis,
les douleurs, l’usure. Le sentiment d’être
comme une vieille guimbarde ; il faudrait changer de voiture ;
on ne peut que réparer, ou même changer les pièces, mais aucune prothèse ne
vaut la nature. Et il y a la fatigue, l’horrible fatigue qui n’est pas la
conséquence saine d’une belle activité mais l’état constant qui vous prend au
réveil et vous réveille la nuit. C’est pourquoi ce que je vais dire maintenant
doit être entendu comme un espoir offert, pas du tout comme une directive
prétentieuse à la façon de ces bien-portants qui expliquent aux malades comment
vivre courageusement la maladie.
Il
y a quatre menaces : je ne suis plus rien pour personne ; je n’ai
plus rien à faire et je ne sers plus à rien ; plus rien ne
m’intéresse ; ma vie, ce n’était rien, qu’un long ratage. Triste poésie du
néant : solitude, inutilité, rétrécissement, désespoir. Et suprêmement, la
mort s’approche, qui signera le bilan. Des gens jeunes me disent : mais
moi aussi je peux mourir demain ! Oui, mais ils peuvent aussi vivre trente
ou quarante ans et ils y comptent bien. Moi pas.
La
mort juge. Les croyants croient même, en cette heure-là, au jugement de Dieu.
Mais même si l’on ne croit pas en Dieu, la mort signifie que ma vie aura été
cela, rien d’autre et rien de plus, et pour l’éternité. O l’amertume de la
déception, de l’affreux sentiment que ça aurait pu, que ça aurait dû être
autre ! Tous ne l’éprouvent pas sans doute. Mais qui n’a pas quelque
raison de l’éprouver ? Et il peut être dur jusqu’à l’atroce.
Et
pourtant. On peut affronter ces menaces et en quelque sorte les retourner.
La
vieillesse n’a pas toujours été aussi maudite qu’elle n’est aujourd’hui. Dans
le monde ancien, les Anciens ont leur rôle et leur dignité.
Eh bien, c’est une chose qu’il faut
revendiquer, vouloir et soutenir. Car les anciens peuvent avoir pour eux la
sagesse et la liberté. La sagesse par le recul que leur donne l’expérience, par
la fin des agitations vaines, par le goût de ce qui finalement compte. Notre
société est dominée par la concurrence et la compulsion, la lutte pour les
places et la frénésie publicitaire des envies. Des puissances meurtrières.
Quand on prend de l’âge, elles peuvent perdre de leur force. Pas nécessairement
pour renvoyer le vieillard à sa faiblesse, mais pour libérer en lui le goût de
ce qui vaut.
Oui,
liberté. Désencombrement. Et déjà, dans nos sociétés, liberté rendue possible
par le passage à la retraite. Ce passage peut être un désastre ; si on
s’est trop identifié à une tâche désormais morte ou si l’on ne sait pas quoi
faire de son temps libre. Ah, liberté du temps ! On peut – et ce peut être merveille – faire ce qu’on veut. Encore faut-il vouloir.
C’est
ici qu’il faut retourner la menace. De remède à la solitude, il n’y en a pas rente-six.
Le seul qui vaille, qui vaille vraiment (et la sagesse de l’âge l’apprend),
c’est l’amour. Pas les distractions, la communication, la cohue, le vacarme.
L’amour. Celui qu’on reçoit. Celui qu’on donne. Pas réclamer, pas attendre, pas
exiger. Donner. Aimer. Aimer les gens. Tous les gens.
Si quelqu’un du fond du cœur désire aimer
toujours mieux et toujours davantage
et sans exclure personne,
il peut dire qu’il se trompe de chemin et s’égare,
mais il est impossible qu’il se perde.
Quels que soient ses malheurs, ses fautes et ses échecs,
dans le grand combat des humains contre la mort
et contre les puissances meurtrières -
il a gagné.
Comme
je disais à un ami plus jeune que j’allais vous dire ça, il m’a répliqué :
surtout pas, ça fait chrétien à fond, naïveté de vieux qui ne se résigne
pas ! Et moi je songeais, amicalement : pauvre cher imbécile, tu ne
sais pas de quoi je parle. Ni où je parle. Je parle dans ce lieu où on ne
rigole plus du tout, où les jeux de la concurrence et de la compulsion ont
perdu toute consistance. On est sous la lumière de la mort, camarade !
Et
à cette approche-là, vanité des vanités, tout est vanité - sauf la chose qui
demeure : l’amour, le grand amour, celui qui veut tout, espère tout,
pardonne tout, celui que les premiers disciples nommaient d’un nom à peu près
intraduisible, agapè, la très haute
et très humble tendresse.
Et
voilà le miracle, si vous aimez les gens ; vraiment tous, et sans illusion
sur leurs faiblesses ou leurs défauts, et pas par devoir ; parce que c’est
ainsi, parce qu’un pommier donne des pommes et qu’il vous est donné cette
sagesse-là. Alors, les gens deviennent aimables ; leur hargne, leur
tristesse, leurs revendications et ressentiments,
ça se met à fondre. Il y a des limites
bien sûr - avec les paranoïaques et les pervers, il faut s’attendre à des
déceptions. Et encore une fois, ça n’a rien avoir avec la naïveté de
« tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ». C’est au
contraire d’une lucidité sans faiblesse.
C’est
une bienveillance inlassable, mais une bienveillance intraitable.
C’est
un art ; peut-être le plus grand des arts, car son objet et son but n’est
pas telle ou telle venue de l’homme, c’est l’homme lui-même. J’en fais l’éloge.
Puissé-je ne pas y être trop étranger.
Et l’impossible peut arriver. J’ai
connu une femme qui toute sa vie avait attendu l’amour, c’est-à-dire l’homme
avec qui elle pourrait connaître cette paix totale du cœur, de l’esprit, des
sens. Eh bien, elle a rencontré cet homme. Il avait 80 ans. Et elle a vécu
cette joie du cœur, de l’esprit et des sens.
Bien
entendu, quand on est vieux, il faut dans les relations tenir quand même compte
de son âge… D’où la règle des trois minutes. Quand on rencontre un ami, une
connaissance, la question vient : comment vas-tu, comment allez-vous ?
Il peut être tentant de répondre : mal – pour avoir droit à quelques
secondes d’attention. Il est de même raisonnable de se plaindre un peu ;
en y trouvant des motifs. Mais, hors cas graves évidemment, pas plus de trois
minutes ; au-delà, on fatigue les gens et on ne se rend pas service à
soi-même. Petit exemple de ce que doit être la bonne conduite des vieux dans
leur rapport à autrui. On leur pardonne d’être égoïste, on ne supporte pas leur
égocentrisme.
Egoïstes
jusqu’à un certain point bien sûr. C’est-à-dire : soucieux d’eux-mêmes,
attachés à leur vie, voulant leur propre bonheur. Après tout, le premier
service qu’on peut rendre aux autres, c’est d’être heureux : sinon, notre
malheur leur pèse et les encombre, et leur propre bonheur leur paraît coupable.
Bien entendu, si notre bonheur consiste à faire le leur, c’est encore
mieux !
Mais
l’égocentrisme des vieillards est accablant. Quand ils ne parlent que d’eux et,
le plus souvent, que de leurs maladies. Quand ils n’entendent plus rien de ce
qui concerne d’autres qu’eux-mêmes. Quand ils s’enferment dans leur
impuissance, leur gémissement – et semblent obscurément désirer que tout
disparaisse avec eux.
Il est vrai que c’est peut-être là le
véritable égoïsme. Mais quoi, si nous aimons les gens, il faut aussi pardonner
à ceux-là. Peut-être sont-ils enfermés là par leur impuissance et leur douleur.
Voilà
qui nous conduit à la deuxième menace : se sentir inutile. Si je vis
vraiment humain parmi les humains, ma présence n’est pas inutile. Car la
première action, c’est celle-là : la juste présence. Si j’en crois
certains thérapeutes, s’occupant des troubles psychiques les plus graves, la
principale et ultime chose, c’est bien d’être là. Et si quelqu’un de grand âge a pu atteindre quelque chose
de cette sagesse que j’évoquais, sans doute peut-il avoir cette présence qui
est écoute bienveillante, disponibilité inlassable et prudente, absence de
toute emprise, absence de tout jugement, désintéressement radical – car si l’on
est âgé et menacé de solitude, quiconque vient nous voir et nous parle, et vous
parle de lui, et demande votre aide, celui-là vous fait le don de sa propre
présence et de sa confiance. Et cela est sans prix.
Peut-être
est-ce avec l’âge qu’on apprend la valeur du sans prix, de ce que l’argent
n’achète pas, car on sait que l’argent ne peut finalement rien contre ce dont
on pâtit essentiellement : l’approche de la mort (et s’il arrive qu’on le
désire, la vanité du reste est encore plus évidente).
Et
puis il y a l’action.
Joyeux
paradoxe : ceux qui dans notre société sont les mieux placés pour préparer
ou opérer les grands changements nécessaires, ce sont les jeunes retraités. A
eux la révolution ! Car ils ont encore assez d’énergie ; ils ont (du
moins beaucoup d’entre eux) les moyens de subsistance ; ils ont
l’expérience, le recul et le discernement qu’elle peut donner. Et ils ont la
chose précieuse, précieusissime, qui est arrachée aux autres : le temps.
Ils ont le temps ! Ils ont la liberté de consacrer du temps à l’usage
qu’ils veulent en faire !
Danger,
bien sûr. Et multiple. De tomber dans le trou d’un temps vide. La contrainte du
boulot et des horaires, même détestée, nous tenait ferme. L’autorité des chefs,
même haïe, obligeait. Vous voici votre maître, et sans aucune tâche affichée au
programme. Péril de glisser dans une paresse morne, les journaux, la télé, promener le chien,
attendre le dimanche – où l’on s’ennuie un peu plus que les autres jours. Cela,
c’est la situation des hommes. Et les
femmes ? Ce peut-être le même. Ou ce peut être l’accablement d’avoir, en
plus des tâches habituelles qui perdurent, la charge d’un mari accablé. S’annonce
un autre danger – et il est vrai,
spécialement pour les femmes : être en fait sur-occupé. Et, à la fois par
affection et par crainte de se trouver trop seule, danger d’être un peu trop au
service des enfants, des petits enfants d’autres encore. Tout plutôt que d’être
mis sur la touche ! Et, pour les « jeunes vieux », il y a les »
vieux vieux » : leurs propres parents, et ce peut être une charge
terrible.
Ne
rêvons point.
Reste
que je crois légitime, à cet égard, l’égoïsme dont j’ai parlé plus haut.
Disons, pour ne pas trop jouer du paradoxe : aux gens déjà âgés mais
encore solides, ne pas vous laisser manipuler, ne pas perdre votre juste
autonomie, votre droit à vivre votre propre vie. Au surplus, si cela vous est
ôté, il est probable que vous en voudrez durement à ceux qui en seront responsables. Voilà qui n’arrange
rien. Et, aux encore valides, je répète : à vous la révolution ! Je
ne plaisante même pas. Il y a le bénévolat, bien sûr, l’humanitaire. Toutes
tâches si utiles : visite aux prisons, aux hôpitaux, secours à toutes les
formes de misère, alphabétisation, etc. jusqu’à partir au loin, offrir, en
Afrique par exemple, des compétences qui manquent. Excellent, bien sûr. A
certaines conditions, tout de même : mesurer son action, s’engager avec
discernement, avoir le sérieux et la ponctualité d’un professionnel, etc.
Mais
j’ai dit : révolution. Peut-être faudrait-il un mot encore plus fort s’il
existe. Car notre société est, c’est bien connu, une société de progrès. C’est
vrai. Mais c’est aussi une société profondément menacée, par quelque chose
comme une décomposition qui met en péril non seulement notre rapport à la
nature, mais aussi notre humanité dans ce qu’elle a d’essentiel. La tâche est
grandiose et urgente de reconstruire une humanité, dans la lignée des
religions, des sagesses, des convictions et de tout ce qui constitue - pour
combien de temps encore - l’édifice tremblant de nos convictions.
Trop
grand ? Fantasme de vieux ? Mais la jeunesse, celle de l’esprit, se
mesure à l’ampleur de nos ambitions. En tout cas, même si ce n’est pas en vue
du long terme, il est bon, il est essentiel à l’être vieillissant d’avoir des
projets ; c’est-à -dire ce qui, en avant du moment présent, attire et
aspire, motive et fait bouger. Il est toujours temps. Le bon La Fontaine évoque ces jeunes gens qui se moquent d’un
vieil homme : « Passe encore de
bâtir, mais planter à cet âge !..». Le vieil homme leur répond, avec
cette sagesse généreuse qui est la
véritable : « Mes
arrière-neveux me devront cette ombrage. »Mieux vaut un projet
médiocre que pas de projet du tout ; mais mieux vaut encore le projet
généreux, créateur, donnant vie ; encore plus s’il est partagé car rien ne
crée aussi bien les relations que de participer ensemble à une œuvre à laquelle
ont croit. Il n’est jamais trop tard ! On peut se découvrir à 70 ans et
plus, des dons pour le théâtre, ou l’écriture ou la peinture – par exemple. Et
j’ai des exemples sous la main !
Bien
entendu, tout ce que je viens d’évoquer est par excellence remède à la 3ème
menace : le rétrécissement.
Demeurer
proche, demeurer ouvert, porter souci du monde, être attentif au neuf,
éclairer, aider quand on peut. Je me souviens de ma propre mère, qui, vers la
fin de sa vie, octogénaire, avait pour premiers mots quand je lui
téléphonais : « quoi de neuf ? ». Ou je songe à cette amie,
plus âgée que moi, gravement atteinte dans sa santé, qui me parle du train du
monde, des livres qui paraissent ou de ceux que j’écris – rien sur ce qu’elle
souffre.
Tant
qu’on vit, on vit. Tant qu’il fait jour, il faut vivre la vie aussi fortement,
aussi généreusement qu’on peut. Viendront peut-être ces jours tout à fait
sombres, auxquels nous fait songer Qohélet. Peut-être, peut-être pas. Peut-être
finirons-nous, peut-être finirai-je comme une chandelle qui s’éteint. Peut-être
dans le grand apaisement, peut-être dans le déchirement. Qui peut savoir sa
fin ?
Mais
sans doute ne faut-il pas trop y penser. Plutôt, dans le temps qui nous est
donné, donner encore ce que nous pouvons donner au monde, ne fût-ce que le
simple courage de vivre, alors même que nous sommes écrasés par ce qui va nous
détruire. Mais ce simple courage, n’est-il pas un des plus grandes choses
humaines ? Du moins faut-il que nous puissions assumer notre propre vie.
La
deuxième menace, c’est le désespoir. Le remède au désespoir, c’est la foi. Je
ne l’entends pas d’abord au sens religieux, d’adhésion à une doctrine. J’y vois
d’abord une sorte d’adhésion toute
primitive à la vie, une préférence que le monde, la vie, les humains, existent
plutôt que non ; un refus de se condamner soi-même, quels qu’aient été les
échecs et les fautes ; une conviction que malgré ce qu’en pensaient les
Grecs, le « premier malheur » de l’homme n’est pas d’être né (et il est vrai que pour la tradition juive
et chrétienne, c’est façon de reconnaître en Dieu le créateur qui vit que tout
ce qu’il crée est bon, et l’homme très bon).
Mais
enfin, n’y a-t-il pas des vies ratées ? Des existences écrasées dans le
manque, l’abandon, la cruauté d’autrui, la misère, la maladie dès l’enfance et,
sans doute plus que tout l’horrible détresse de ce qu’on appelle la maladie
mentale ? Mais qui peut juger ? Qui peut savoir l’ultime vérité des
vies humaines ? Qui connaît l’envers du monde, qui en vérité est peut-être
l’endroit, en sorte que nous ne connaîtrions que l’envers de cette
tapisserie ? Seul Dieu, s’il existe un Dieu, seul Dieu sait. Et si l’on a
cette foi, on peut aller jusqu’à espérer que Dieu, dans sa tout-à-fait
mystérieuse puissance, a puissance de donner aux humains, par-delà le visible
de leur vie, cette vérité de leur être qui brillera pour l’éternité.
Je
sais : pour la plupart des nos contemporains, même croyants, cette
pensée-là est devenue impensable. Tout l’imaginaire de l’au-delà est tombé et
ce qui avait la force antique du symbole s’est réduit à l’imagerie. A l’âge de
l’astrophysique et du reste, l’espace et le temps qui seraient par-delà l’espace et le temps sont pour nous devenus
opaques. On peut se consoler en songeant que Thérèse de Lisieux et Mère Teresa
en étaient là : elles en ont témoigné et de quelle façon ! Cela peut
nous inviter à penser que la foi la plus vive et la plus profonde peut
s’accommoder (non sans douleur, il est
vrai) de voir le contenu habituel de la foi devenu opaque. Mais c’est peut-être
le fait d’un paradoxe extrême : c’est peut-être parce que ces deux femmes (et tant d’autres
croyants) se sont approchées du foyer d’amour et de lumière qui est au cœur de
leur foi, que les représentations où elles soutenaient leur croyance ont
défailli. Il se peut que Dieu même et tout ce qui touche à Dieu s’enfonce dans
la nuit. Qui sait ?
Reste
qu’il est toujours possible de s’en tenir autant qu’on peut à ce que, paraît-il,
Dieu veut : que nous nous aimions les uns les autres.
Comment, dit Saint Jean, peux-tu
aimer Dieu que tu ne vois pas, si tu n’aimes pas ton frère que tu vois ?
et ***, qui passe tout : quiconque – quiconque aime est né de Dieu et
connaît Dieu.
Si quelqu’un du fond du cœur désire
aimer
toujours mieux et toujours davantage
et sans exclure personne
il peut arriver qu’aux yeux des
hommes sa vie ait été si misérable qu’il
lui eut mieux valu de ne pas naître
et pourtant, à la mesure même de son
épreuve
sa vie est justifiée
et il est, pour l’éternité,
infiniment digne d’être né.
Conférence prononcée le 14 novembre
2007
au Temple de l’Etoile à Paris
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