En novembre 1988
s'est tenue en France une rencontre consacrée
à "L'identité
chrétienne". Ce qui suit est le texte de l'intervention qu'y fit Maurice
Bellet.
Ce texte a donc...
27 ans ! Il n'a pris – heureusement ? hélas ? – aucune ride.
« Cherchez d'abord le Royaume de
Dieu et sa justice »… et l'identité chrétienne vous sera donnée par surcroît.
Identité
manque d'identité ?
Venant ici, je me disais : si le thème
choisi est l'identité chrétienne, c'est sans doute qu'elle fait question; il y
eut une sorte d'évidence de cette identité et puis elle a cessé d'être évidente
; et l'on veut la retrouver, en tout cas l'on s'interroge.
Mais ce que j'ai d'abord entendu parmi vous n'allait pas en ce sens.
C'était, si je puis dire, des paroles pleines, des témoignages assurés, plutôt
que des paroles travaillées par la fouille de l'identité chrétienne perdue.
Mais circulant ensuite parmi les groupes, ce qui est parvenu à mon oreille
avait souvent un autre ton : beaucoup plus questionnant ou perplexe. Peut-être
notre lien s'indique-t-il dans cet écart : il y a bien « quelque chose » qui
insiste et perdure avec force ; mais, pour certains au moins, la clarté de
naguère a disparu ils ne savent plus très bien ce que c'est qu'être chrétien,
ou s'ils le sont.
Diversité
compatible et incompatible
Le premier trouble, peut-être, vient de la
diversité des chrétiens. Il y a une diversité normale et nécessaire : ainsi
entre les spiritualités ou les théologies. Mais il y en a une autre qui paraît
insupportable : chaque fois, par exemple, que la « religion chrétienne » semble
s'accommoder de l'injustice, du mensonge, du conservatisme crispé ou borné ;
ou, pis encore, quand elle semble y trouver appui ! On peut alors avoir le
sentiment troublant qu'on est bien plus proche de certains « incroyants » que
de certains croyants ; et plus proches au nom même de ce que veut l'Évangile.
Gênant !
La diversité peut venir aussi de la
différence d'expérience ; alors l'autre chrétien paraît incompréhensible ou, au
contraire, manque totalement de compréhension. Les uns vivront leur foi dans la
plénitude, dans une sorte d'assurance jubilante et sans ombre (je ne dis pas
sans épreuve, mais sans ombre), d'autres la vivront dans le déchirement,
c'est-à-dire dans le sentiment que cette foi leur est essentielle et que
pourtant la réalité où ils sont, la réalité de leur existence est ailleurs,
étrangère à ce qui fait le contenu de la foi.
Foi assurée, foi déchirée : comment
s'entendre, s'accepter, se reconnaître semblables et unis?
La
dérive
S'y ajoute ce qui relève de ce qu'on peut
appeler les dérives chrétiennes. Certes, à chacun son histoire et son
expérience, mais en rapport avec le contexte social, avec l'évolution du
christianisme ces derniers temps.
Beaucoup d'entre nous viennent par leur
famille, leur milieu, leur enfance d'un christianisme dit traditionnel ; puis
ils sont passés par l'époque dynamique des mouvements et des engagements ; et
ils se retrouvent où, maintenant ?
Pour certains, le trajet aboutit à un
effacement de l'effectif chrétien, c'est-à-dire de ce qui donne à la fois
visibilité et langage. Le passage par le christianisme a aidé à devenir
soi-même; mais, finalement, être chrétien tend à se confondre avec être humain
parmi les humains. Reste peut-être, comme irréductible, le rite ; mais c'est
aussi comme étrange, voire angoissant, insupportable.
D'autres ressentent dans leur foi commune
face d'ombre : c'est tout ce qui se dit dans la tradition chrétienne, dans
l'Évangile même, et dont ils ne savent que faire et que penser. Par exemple,
tout ce qui concerne la condamnation : « Allez, maudits, au feu éternel… » ; ou
même ce qui concerne Dieu (propos entendu : « Il y a un détail qui ne passe pas
du tout, c'est Dieu ! »). Avec la tentation de gommer « ce qui ne passe pas »,
de faire comme si ça n'était pas. Étrange non-dit, malaise souterrain qui
travaille « ce qui reste » de la foi.
Voilà bien des motifs de vivre
difficilement l'identité chrétienne. Reste que nous sommes ensemble pour en
parler. Quelque chose demeure entre nous, qui fait une communauté d'espérance
et d'écoute bienveillante réciproque. C'est de ce dernier constat que je
partirai pour livrer quelques réactions, relatives à ce que je suis et qui
seront, fatalement, à peine esquissées.
Le
nom et l'insaisissable
Ce qui nous réunit, de quelque façon qu'on tourne
les choses, c'est tout de même ce nom-là, lui, le Christ. Il est vrai que le
nommer, c'est aussi creuser un abîme de difficultés. Car qui est-il ? Après ce
que nous avons dit, impossible de le ramener à quelques concepts, d'en faire
l'objet d'une idéologie.
Mais peut-être est-ce apprendre
positivement, pas comme un manque ou un malheur, mais comme le chemin paradoxal
de connaissance. Je crois que notre christianisme d'Occident, depuis les XVIe
et XVIIe siècles, a été contaminé par le rationalisme qu'il
combattait, par la rage de conceptualiser.
« Ah, si nous pouvions remplacer la Bible
et sa confusion par une bonne dogmatique, une bonne morale est un bon code de
droit canon, enfin les choses seraient claires ! » Caricature, bien sûr, mais peut-être
pas trop mensongère !
Il y eut sans doute, là-dessus, grande différence
entre catholiques et protestants. Mais je pense que la tentation de
rationaliser le christianisme a été puissante partout. Voir, à cet égard, la
philosophie allemande !
Alors que nous avons, par l'Évangile, à
habiter ensemble une parole qui est poème ; et il faut entendre « poème » selon
une ampleur et une profondeur que nous avons perdues : comme une parole
inaugurale, riche de toutes sortes de possibles, inépuisable.
L'identité
perdue
Est-ce pour en conclure que nous pouvons
nous accommoder de nos divergences et accepter finalement qu'on fasse du
christianisme n'importe quoi ? Pas du tout. Ce n'est pas moindre rigueur, mais
autre. Ce n'est pas dispense de nous interroger, mais interrogation plus
radicale, jusqu'à une sorte de crucifixion de la pensée.
Car si je reconnais dans le Christ le non-saisissable,
et du même coup, en ce Dieu dont il témoigne, celui que je ne connais que d'inconnaissance,
alors s'ouvre devant moi un champ de pensée, de pratique, de création immense
et exigeant. Il est vrai que j'y perdrai sans doute une certaine manière de
jouir de mon identité, il est vrai que peut-être à certains moments, je ne
saurai plus ce qui est chrétien et ce qui ne l'est pas, je serai comme hors des
clivages établis, hors des lieux communs. Toutefois non par faiblesse et
errance, mais parce qu'en Dieu et le Christ il y a excès par rapport à ce que
nous en avons dit et cru et par rapport à ce monde où nous sommes.
Beaucoup de chrétiens ont perçu pressenti
ce déploiement nécessaire, ce passage au-delà d'un milieu et d'un langage
chrétien trop étroits ; la nécessité, en particulier, de ne plus référer la foi
à la religion, car la notion de religion, telles que fixée depuis le XVIIe
siècle, la définit comme authentique, parcellaire, au mieux facultative,
au pis perverse ; oui, région trop resserrée et trop compromise pourrait être
le lieu de l'Évangile !
L'Évangile dans toute la vie, l'Église dans
le monde, fin du ghetto, dialogue et ouverture.
Mais il se trouve qu'allant par là,
beaucoup ont perdu en route leur identité chrétienne. Peut-être ont-ils été,
tout en croyant fermement le contraire, idéalistes : c'est-à-dire que c'était
l'idée chrétienne qui comptait, qui paraissait plus large, moderne, réaliste
que le nom, la parole, le corps ! Car le nom et le corps disent en vérité
l'ineffable et l'insaisissable, et notre temps de calcul et d'efficacité s'en
effarouche. Étrange chassé-croisé : où c'est le « réalisme » apparent qui passe
à l'idée et où l'étrangeté du Christ ouvre sur l'autre réel.
Mais le monde va comme il va, la science,
l'économie, la politique, les mœurs n'ont pas besoin de cet idéalisme chrétien
pour subsister même en ce qu'il a de plus généreux, voire pour nous de plus «
évangélique » ; le monde se passe fort bien du sens chrétien de la vie de
l'histoire.
Alors peuvent paraître triompher ceux qui,
dès le début, ont soupçonné « l'ouverture au monde » d'être une fenêtre et une
démission. Car ils restent, eux, ils restent chrétiens, ils ont les sacrements,
la doctrine, la morale, l'Église (disent-ils) ; leur foi n'est pas une fumée,
elle a la consistance des choses chrétiennes elle se tient.
Auraient-ils donc eu raison ?
Au
plus radical
Il peut être tentant, alors, pour maintenir
et sauver l'essentiel, de réduire et restreindre ce que j'ai évoqué plus haut.
On en voit le motif. Pourtant, il y a peut-être un autre chemin, qui consiste
au contraire à aller au bout de ce qui c'est annoncé.
Non point pour arranger la connaissance de
Dieu, pour se ménager quelque savoir, mais y aller à plein, reconnaître avec
une radicalité bienheureuse qu'on ne peut voir Dieu, ni le prendre, qu'il n'y a
ni spectacle ni manipulation – ce dont nous rêvons toujours. Peut-être aussi
retrouverons-nous ce qu'il en est de l'écoute, qui est première en l'Évangile ;
or l'écoute, déjà dans le rapport à autrui, laisse être et ne sait pas.
L'écoute qui est foi nous met dans une dépossession ultime, qui n'est pas un
échec une faiblesse de la raison, mais une intelligence plus haute et plus
essentielle.
Et, en même temps, ce presque rien, ce
moins que rien, c'est bien l'immense, le plus que tout. En sorte que nos
questions mêmes ne seront pas des questions chrétiennes, c'est-à-dire définies par
le milieu chrétien et ses préoccupations propres, mais des questions humaines,
les questions de l'humanité ; et peut-être jusqu'à mettre en cause notre
pouvoir de questionner, avec tout ce qu'il présuppose, et jusqu'à ouvrir ce
qu'il en est, en nous, de l'origine. Il ne s'agit plus de rejoindre ce monde
présent pour en fait y perdre toute
différence. Car le genre de démarche que je viens d'invoquer, notre
monde la craint et la réprime plus que tout. Mais elle paraît ici au titre de
la destination de l'humain et non comme un souci du milieu chrétien.
L'effectif
chrétien
Et c'est là, dans cette conjonction de
l'infime et de l'immense, que peut, que doit se poser la question de l'effectif
chrétien.
Car elle est réelle. Mais si elle vient par
réaction contre l'ouverture, c'est un renfermement ; et si c'est par angoisse
de perdre, elle demeure angoissée, elle ne dépasse pas le déchirement. L'identité
chrétienne se retrouve, concrètement : être du Christ, c'est ceci et cela, non une vague orientation, incapable de dire sa différence et
donc, finalement, de se dire. Mais ce n'est pas par souci d'identité chrétienne
– problème typique du milieu chrétien. C'est parce que l'inépuisable richesse
du Christ venant dans l'immensité du monde porte
fruit. « Vous les reconnaîtrez à leurs fruits ».
Parvenu là, je n'ai fait, en
vérité, que poser la question ; je l'ai tenté du moins. Je ne suis donc encore
qu'au bord du commencement. S'engager plus loin serait une autre aventure.
Puis-je, en terminant, la donner à pressentir ?
Dans l'ordre de la pensée, le fruit de
l'Évangile n'est pas d'ajouter une idéologie chrétienne à la longue liste des
idéologies. C'est de faire paraître l'autre lumière, le « logos » venu en
chair, en vie humaine, et qui est entièrement amour. C'est une conversion de la
pensée, une crucifixion est une résurrection de la pensée – elle met fin au
prodigieux resserrement sur le spectacle et la manipulation qui, à travers son
efficacité extrême, est aussi menace d'étouffement.
Dans l'ordre de la pratique, le fruit n'est
pas d'abord morale et moralisation, mais vivification de ce qui fait la vie
humaine ; spécialement l'initiation, le soin, l'œuvre. Pour me borner à la
première (qui ne laissera pas indifférents les enseignants), c'est donner aux
êtres humains venant en ce monde de quoi porter leur humanité, leur naissance
et leur mort, et par cette « sagesse » dont parle Paul, qui n'est point
résignation à l'ordre du monde, mais prend appui prodigieusement sur ce qui
vient. Quand on sait où en est l'éducation, c'est affaire d'actualité.
Quant au poétique, enfin, le fruit n'est
pas d'abord un rituel. Car le rite ne fait que dire ce qui d'abord est changement
et élévation de toute la vie et qui se fait dans l'ordre symbolique, entendons
: par le corps en tant que le corps et esprit. Là, l'écart est si grand entre
ce que nous sommes et ce que nous avons à être que nous risquons de ne même pas
le voir !
Pardonnez-moi d'avoir été si bref sur des
choses si vastes. Ce ne serait déjà pas si mal si, même alors que les
commodités du langage unique nous font défaut, nous avons pur nous reconnaître
dans la même quête, qui ne désespère pas.
[Ce texte a été édité dans Les Cahiers
Universitaires Catholiques, n°6, juillet-août 1987]
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