Le discours impertinent


  
 En guise de préface à l'ensemble de mon travail,
je risque ce pastiche du fameux "Discours de la Méthode"'.
Le propos peut paraître léger ; mais c'est peut-être façon d'aborder les choses graves.
Vous en jugerez...

                                                            M.B.




            La mort est la chose du monde la mieux partagée, car il est sans exemple qu’un homme ait pu y échapper. Mais il n’en est pas des humains comme des bêtes ; car la mort pour eux n’est pas simplement la fin brutale de la vie, elle est ce qui peut hanter la vie même et la transformer en horreur et terreur.
           
            C’est-à-dire que la question précédant toute question, et toute ambition même de la pensée, est cette menace qui pèse sur l’homme de le détruire en son humanité. Le meurtre paraît régner sur l’histoire ; et, là encore, pas celui du tigre ou du lion qui ont faim, mais celui de l’être humain acharné à détruire en l’autre humain son humanité, à se faire meurtrier de la parole où se manifestait sa présence.
           
            Se séparer de cette mort-là est l’œuvre première, qui instaure l’humanité, c’est-à-dire le primitif pouvoir être de ceux qui s’appellent humains ; hors de quoi aucune autre œuvre n’est possible, aucune demeure habitable, aucun chemin ouvert.


            C’est à cette urgence par-delà toute urgence qu’ont répondu, ou cru répondre, les mythes et les sagesses, les religions et les philosophies. Au point où nous sommes venus, il y a doute sur la capacité de ces immenses constructions de l’esprit à assumer la tâche primordiale. Non qu’elles soient méprisables ; peut-être même portent-elles - du moins certaines d’entre elles - ce qu’il nous faut absolument préserver ou retrouver ; mais ce ne sera qu’à surmonter ce soupçon où nous sommes, quant à leur état présent.
            D’où viennent doute ou soupçon ? D’un constat, déjà, du côté de ce qu’on nomme culture, celle des gens cultivés. Le XXe siècle, là-dessus, nous a enseigné cette vérité terrible : on peut être un scientifique remarquable, un excellent artiste et pactiser avec l’atroce, voire le servir. On peut enseigner la philosophie, ou bien être un homme pieux et ne pas voir l’ignominie et s’en accommoder. A vrai dire, on pouvait s’en apercevoir depuis longtemps ; mais le XXe siècle a donné à ce constat une force inédite. La capacité de faire taire la voix humaine, de réduire des êtres humains, non à l’état de bêtes, mais de choses sans nom, y a pris des proportions inouïes. Nous savons désormais que cette dérive monstrueuse est possible, comme nous savons que nos propres techniques peuvent passer sous le pouvoir de la destruction.
            C’est au point que la recherche même de la vérité se trouve compromise, puisque celle qui réussit si admirablement en mathématiques et en physique peut se trouver incompétente et impuissante devant les assauts de la Mort. Cela suggère qu’il faudrait remonter aux sources, oser rouvrir cet espace que le succès de nos sciences rend vain et dérisoire.
           
            C’est pourquoi l’on se tourne à nouveau vers les sagesses et les croyances que nous récusions tout à l’heure, en protestant qu’elles peuvent se délier de cette culture, celle d’Occident, qui ne nous garantit plus contre la chute. On se tourne vers l’archaïque et l’exotique, la tradition perdue ou la voie étrangère, comme vers ce qui donne à nouveau souffle et assurance.

            Ce mouvement, toutefois, dépend encore de la situation présente. Devant, ou plutôt dans la formidable explosion du monde, de l’homme, de tout, qui est le fait et le fruit de la modernité, il fait figure d’un recours vers un ailleurs, qui nous dispense d’affronter ce que nous sommes réellement devenus. La violence de la critique, l’interrogation sans réserve, la mise à la question de toute certitude, le passage à l’universel d’une mondialisation qui brasse toutes les différences et relativise tout, la puissance technique qui délie des contraintes de la nécessité, la défaite des ordres anciens qui libère le désir et l’envie, voilà le monde que nous habitons et qui renvoie les chemins de foi ou de sagesse, sinon à l’insignifiance, du moins à des possibilités inscrites dans ce monde-là. Ce n’est même plus le doute qui vient là : c’est une absence irréparable à ce qui n’est plus de notre lieu ; on peut y trouver goût, refuge, secours et progrès spirituel. Mais si l’on accepte d’être conscient, c’est avec la conscience d’une sorte d’artifice, qui transforme ce qui était la vérité d’un monde en ce qui est une marge du nôtre.

            Reste précisément à habiter ce monde-ci, dans l’oubli résolu des questions vaines puisque insolubles. C’est la fin de cet homme du questionnement et de la recherche, constructeur de systèmes et critique de ceux des autres, ambitieux sans mesure, croyant au sens de l’histoire et à l’avenir de l’humanité, raison et révolution réussies : bref, c’est la fin de l’homme moderne. En cet âge nouveau, qui n'a pas encore de nom (post-moderne est vague et équivoque), les êtres humains sont comme submergés dans un processus qui se confond pour eux avec le réel et qui seul leur donne consistance et existence. Il n’est point le fait du divin ou de la nature, mais des hommes eux-mêmes ; pourtant il semble avoir sa logique propre, qui défie toute prétention à le diriger, comme si l’alliance de l’économie et de la technique soutenue par la science, offrait un monde de possibilités infinies, une explosion d’explosions, dont il suffirait aux humains de jouir, pour que toute question extérieure soit abolie et toute l’existence comblée, dans une limite définitivement acceptée.

            Par rapport à l’urgence évoquée au début, ce déferlement prodigieux de productions, images, paroles couvre un silence lui aussi prodigieux.




            Ce qui se tient donc inauguralement en notre démarche, c’est le refus de la soumission. Car c’est véritablement se soumettre à l’air du temps, que de ne pas oser poser la question, où habite la question précédant tout, à savoir : où est la vérité ?

            Ce n’est point la question de Pilate : « qu’est-ce que la vérité ? », qui se tient à distance et en quelque sorte en dédain. Mais c’est la question de la quête, le verbe d’un désir qui naît dans le regard et l’écoute.
            Car c’est voir la perte et le péril où nous sommes, c’est entendre le silence et le cri.

            Il y a déjà, aussitôt, cette perte en chacun, qui fait que l’homme réussi selon les critères de ce monde est celui qui est parvenu à se couper de ce qui en lui aspirait, à travers la douleur, la dérive, les renoncements et l’abstinence, et la joie aussi, la grande joie qui n’est qu’accueil et création, à la vie vraiment humaine, qui assume tout le risque d’être né, conscient, parlant, libre au sein de l’univers muet et glacé. Il est spirituellement châtré, même si, tel le bœuf, il œuvre bien pour son maître et se nourrit grassement.

            Il y a tous ceux qui n’ont pas part au festin, les exclus de toutes les sortes. La férocité, le grand meurtre qui tue non seulement le corps, mais l’âme, peut s’exercer autrement que dans les tortures qui font spectacle. Après tout, le système nazi d’extermination était affaire d’administration. Notre société produit la destruction, sans même le savoir.

            Et il y a la menace qui s’accumule là-dedans.
            De quoi se réveiller.

            La question devient : où trouverons-nous assurance ? Celle qu’il nous faut n’est pas celle que demande la mise en route des sciences : l’assurance d’un sujet pensant, sûr de sa raison, qui ne se fie qu’à l’évidence, à la capacité qu’il a de saisir et maîtriser démonstrations et expérimentations. Il nous faut davantage et en deçà, puisque nous savons désormais que cette scientificité-là est incapable de nous prémunir contre le plus grand danger. Et ce sera davantage en effet : pas du tout une réduction de la raison, une évocation de l’irrationnel, mais une raison plus exigeante et plus âpre, une critique plus intolérante.

            La grande manœuvre cartésienne est de découvrir, dans la question, ou plutôt dans ce qui la met en route, la réponse, ou plutôt la présence qui donne vie à la question. La vérité n’est pas devant, dans quelque objet qui serait en face de soi, elle est dans, dedans celui qui s’interroge et doute. Et cette démarche-là, en son esprit du moins, dépasse tout à fait la philosophie proprement cartésienne. Elle est, à travers la diversité des pensées et des méthodes, l’âme même de la modernité. Elle signifie que la certitude, désormais, est dans cette activité du sujet pensant, qui par elle se possède comme maître de ses pensées et par ses pensées, de tout ce qui sera pour lui objet.
            La force véritablement prodigieuse de cette démarche, c’est quelle procède par implication. La vérité tant désirée est présente en cela même qui en nous la désire. Elle ne dépend plus des aléas de la recherche ; elle n’est plus abusivement fixée sur un objet de pensée que la critique, menée plus loin, montrera fragile ou illusoire.

            Avons-nous, ici, l’analogue ?
            Voyons bien l’enjeu. Il s’agit de découvrir le tout à fait incontestable, qui met fin aux interminables querelles initiales, à ce mélange de certain et d’incertain qui défait les progrès de la pensée. Du même coup, c’est dévoiler enfin l’universel, ce qui s’impose à tout sujet pensant dès lors qu’il fait usage de « cette chose du monde la mieux partagée » : la raison.

            Or, si quelqu’un m’a lu jusqu’ici, il m’a lu, c’est-à-dire entendu – à commencer par moi-même. Toute théorie, même la plus critique, tout poème, même le plus essentiel, vient désormais après ce qui s’est donné là. Il y a eu parole, et par la parole non seulement moi qui parle, mais l’entre-nous que parole implique, et déjà ce chant premier qui ouvre un pouvoir- être que je ne sais mesurer. C’est une implication d’une rigueur absolue, c’est-à-dire la simple présence à la présence qui se donne en le parler où je suis.

            Insistons. Si je dis, par exemple, que la toute première chose est « je pense donc je suis », ou bien cet « il y a » qui est d’abord l’opacité même, ou le vertige du non-être, en tout ce qu’on veut, de toute façon, je dis. Et ce « je dis » est la présence du dire qui, par moi,  parle, qui me précède en moi-même et s’ouvre sur un « il y a » où surabonde ce parler qui s’éveille et circule en moi.
            Toutefois, il n’en est pas de cette présence comme de toutes les évidences ou intuitions qui se prétendent inaugurales. Celles-ci ont consistance et fermeté. Même la position la plus sceptique ou la plus farouchement anti-rationnelle est encore une position. Même le non-savoir est une façon de savoir. Mais la présence qui se donne en la parole est abîme. Qui je suis, qui se tient là, qui va venir, qui parlait avant moi pour que je parle et ce qui parle encore en moi, je ne sais. En vérité, c’est ce « je » qui pâtit la grande épreuve : en amont se tient ce qu’il ne peut définir qu’à précisément définir, c’est-à-dire enclore à sa façon, qui est sans preuve comme sans évidence. Dire « nous » est séduisant ; mais à condition de le reconnaître; non seulement comme par-delà l’addition des « je », mais par-delà toute théorie, toute méthode, toute emprise. Des idées telles que collectif, social, altérité, différence, relation, etc. sont déjà des interprétations bien en aval des choses de la pensée.

            On pourrait dire en somme : il y a cet « il y a » qui est la donation d’une présence incernable, où peuvent se décliner tous les pronoms et s’énoncer toutes les paroles, et dès quil y a parole, nous y sommes.
           
            Voilà qui, aux esprits pressés, paraîtra abscons. Tant mieux. Car c’est ce qui, se donnant, échappe. Ce n’est pas une évidence, car l’évidence est transparence : on voit, avec cette clarté et distinction qui ravissent la raison ; on prend et l’on tient sans équivoque. Alors qu’ici le regard, le toucher, l’écoute semblent se perdre dans une confusion qu’on ne maîtrise pas.

            Pourtant, dès que cela s’impose, cela a la force de l’incontestable et de l’universel ; au point qu’aucune menace, aucun désastre de la raison même ne peut le faire disparaître. C’est une vérité qui reste vraie dans la folie elle-même. La déraison parle encore ; le délire est encore, dans son exil et sa dérive, cette présence-là, qui fait qu’il y a humanité. Et c’est cette irréductible présence qui fait que nous reconnaissons, chez le fou, chez le délirant, ce qui le tient encore parmi nous, les humains. Lorsqu’elle paraît tout à fait perdue, comme en certains cas monstrueux, nous sommes pris de vertige, au bord du gouffre : l’inhumain.

            En revanche, cet irréductible peut n’être pas perçu comme tel, pas pensé. Il est là, sinon point d’humanité ; mais il est là comme l’air qu’on respire ou comme la pesanteur ; on n’y songe pas. Il ne vient à la pensée que si la pensée s’interroge et descend assez bas pour toucher ce sol au-dessous duquel il y a, non point le néant, qui se pense encore, mais le hors-de-tout, pour lequel il n’est pas de mots. Et qu’est-ce qui peut mener jusque là, sinon ce questionnement qui échappe au pouvoir du questionneur parce qu’il est la présence en lui de cette menace absolue, le meurtre de la parole ?

            Mais il est vrai que dans le courant des choses de ce monde, c’est ce qui reste recouvert du bruit énorme de nos industries et, plus que tout, de la plus récente : la communication. Dans une très large mesure, ce bruit énorme sert à faire taire la voix qui ouvrirait l’abîme ; car il est vrai que cette présence donnée et donnante ouvre de tous côtés vers des espaces sans fond ; et que c’est bien par là, du fond d’un horizon inatteignable, que peut venir la menace absolue - n’en avons-nous pas connu les effets ? L’éveil d’humanité est aussi le plus grand péril : d’être un éveil dans la mort, celle qui engendre la vie morte et mortifère. Et comment ne pas craindre que cela puisse advenir en tout ce qui est humain ? C’est bien pourquoi la culture la plus raffinée ne protège pas nécessairement de la barbarie la plus atroce.

            Il faut donc qu'il y ait un deuxième moment, et comme une répétition de la première découverte. Mais ce moment-ci est un choix, il est comme dominé par l'alternative essentielle: ou bien la présence est vie, liberté, amour, chemin toujours ouvert, ou bien elle se pervertit et se défait. Choix absolu, précédant tout, et dont le relativisme à la mode ne fait que méconnaître la nécessité. Mais ce choix paradoxal est un don : s'y tenir n'y est possible que parce que présence nous est donnée, dans cette relation entre les humains, cet espace où la parole parle (bien au-delà des mots), nous offrant la connaissance majeure, qu'aucun savoir ne peut épuiser ou même posséder : car tout s'y donne dans la primitive lumière.
            Joindre ce point, y demeurer, y avancer, retrouver ce qui était perdu, créer ce qui s'annonce : voilà l'œuvre où nous devons nous engager.


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