Pour un nouvel esprit européen

POUR UN NOUVEL ESPRIT EUROPEEN



1. L’urgence

            L’Europe se construit.
            Mal, peut-être. En tout cas, difficilement.
            Mais elle se construit.

            Quand on y songe, c’est une œuvre prodigieuse. Marquée par un événement qu’on ne voit guère, car c’est un événement négatif : la fin des guerres, après des siècles, des millénaires de massacre ! Avec la monnaie unique, la fin des frontières, le parlement européen, etc. Et la séduction de l’Europe : voyez la Turquie, les pays de l’Est.

            En même temps, malaise persistant. Au-delà des difficultés politiques, c’est un manque de souffle, de vigueur, de but. En face des tout puissants USA, de la montée en puissance de la Chine, de l’Inde, en face de l’Islam, l’Europe apparaît comme un grand corps mou, occupé d’intérêts à court terme et d’arrangements médiocres. Jusqu’à menacer l’union encore si récente et fragile.

            Et pourtant ! C’est peut-être l’Europe qui est la mieux armée pour affronter ce qui menace le monde entier. Si elle le veut. Si les européens le veulent.

            Car le monde où nous sommes est durement menacé. Ses réalisations, en science et technique, en mode de vie, sont grandioses. Mais en même temps se développent des maladies sociales qui pourraient devenir terrifiantes. Le terrorisme est le symptôme le plus visible d’un mal dont la contagion est inquiétante : le sectarisme, le retour en force d’idéologies ou de religiosités impérieuses et intolérantes. En même temps, ce qu’on appelle économie devient le temple de deux principes dévastateurs : tout est possible, tout est permis et nous risquerons tout, et la vie même sur la terre, pour le plaisir et le profit. Même les progrès deviennent des dangers.

            On songe qu’il y a urgence de grands remèdes. Mais celui d’hier, la révolution à la mode de Lénine, s’est effondré, laissant derrière lui – spécialement en Europe – un découragement apparemment définitif quant à ce genre d’entreprise. D’où l’idée : réformons, arrangeons, changeons, mais sans aller jusqu’à ces bouleversements convulsifs, dont le coût est trop élevé et le résultat plus que douteux. C’est, en somme, vouloir rester en deçà de la révolution. Or, un regard sans faiblesse sur ce que nous sommes devenus suggère qu’il faudrait plus que la révolution : une mutation qui mettrait en cause jusqu’aux évidences et utopies de naguère.

            Mais quelle mutation et comment ?
            C’est en Europe, dans l’ouest et le nord-ouest de l’Europe, qu’est né à peu près tout ce qui constitue cette modernité qui a déferlé sur le monde entier et tout envahi. Voyez les sciences, la philosophie, les arts, les techniques et les mœurs. L’Amérique elle-même est fille de ce pays-là.

            Mais cette Europe, si fière de son pouvoir et de sa raison, s’est suicidée. Entre le 2 août 1914 et l’effondrement du nazisme s’est développé en Europe un cancer monstrueux, un abîme d’horreur. Il faut beaucoup de naïveté pour s’imaginer que cela est simplement derrière nous, prêt à disparaître avec les derniers survivants. la paix européenne est l’effet paradoxal de ce désastre. On a goûté la mort, la destruction, l’enfer. Thérapeutique féroce : on ne peut plus, après, que s’écarter de ce lieu-là. Souhaitons, souhaitons que ce soit définitif ! Mais du coup, paraît cette lassitude envers les grands projets, els enthousiasmes, les dévouements sans limite, qui peut donner le sentiment d’une mollesse européenne. On manque de fanatisme : c’est fort bon. Mais il faudrait qu’à la place, vienne un autre style d’énergie, une puissance finalement bien plus grande et certes plus avertie que celle des extrémistes en tous genres dont la race se répand dangereusement dans le monde.



2. L’initiative

           
            Les Européens ont semble-t-il, dans leur grande majorité, cette foi commune : les horreurs de la guerre, nous n’en voulons plus ; ni de la guerre entre états, ni de la guerre civile, ni du terrorisme. Ils ont en commun le refus de ce qui a défiguré l’Europe : les camps de la mort, les champs de massacre, la destruction sous toutes ses formes.

            Ce refus est une affirmation : européens, nous voulons la vie et la paix.

            Quand on voit l’Histoire, et même en bien des lieux le temps présent, cette volonté n’est pas une évidence. C’est un choix d’humanité. Et la première tâche, absolument première tâche, c’est de donner à ce choix de paix et de vie toute sa force, d’en creuser la profondeur et d’en étendre l’amplitude.

            Alors, il apparaît que ce n’est pas mollesse et banalité, mais une œuvre et un combat. La vocation de l’Europe (risquons le mot) en ce monde où elle a engendré des bouleversements prodigieux, c’est de contribuer à créer ce type d’humanité, où les humains seront capables d’affronter ce qu’ils sont devenus.

            Une vision ! Une volonté !
            C’est ce qu’eurent, chacun en leur genre, Lénine et Hitler. Références funestes ! Comment surmonter l’alternative : ou les dérives du totalitarisme, ou la confusion et l’impuissance ?

            Vision ? Quelle vision ? Elle risque d’être bien trouble, limitée à quelques aspirations, à des utopies irréalistes. C’est que nous sommes en cette fin des temps modernes, où la raison européenne s’est crue maîtresse de clarté, au point de pouvoir rayer tout passé et croire que le monde nouveau commençait avec elle. An I de da République ! Paradoxe : parce que cet âge se défait, nous devons renoncer à cette prétention. Le vide où njous risquons de glisser nous contraint à mémoire.

            Héritage européen : non pour revenir en arrière ou vénérer nos reliques, mais pour ouvrir le nouvel avenir. Héritage des temps modernes : la raison en effet, la science, la prodigieuse explosion du monde et de l’homme. Héritage du plus ancien, spécialement de ces origines si puissantes : la Grèce, Israël, l’Evangile, qu’elles sont encore comme le noyau secret de ce qui tient l’Occident hors de l’abîme.

            Et le signe que nous recevons cet héritage avec justesse est qu’il est délivré des querelles de naguère. Là aussi, fin des guerres ! En tout ce qui nous a engendrés, nous avons à réveiller les intuitions, les impulsions majeures qui ont donné à l’Europe cette énergie, cette capacité créatrice dont l’urgence est plus grande que jamais.

            C’est pourquoi l’œuvre majeure est une œuvre de pensée, au sens le plus fort. Car la pensée, aujourd’hui, risque de se dissoudre dans les facilités médiatiques ou de s’enliser dans des savoirs où l’enjeu décisif est comme oublié. Ah oui, reprendre ce qui fut l’ambition des grands théologiens médiévaux ou des philosophes de la modernité : une science de l’humain qui nous délivre des fureurs de l’en bas.

            Avec ce seul principe : nous séparer, précisément, de tout ce qui a l’odeur et le goût de la destruction. L’Europe est descendue dans l’abîme : là périssent les artifices, les prétentions des idées et des pouvoirs. Demeure, en amont, ce à partir de quoi l’humain de l’humain peut subsister et resurgir, jusque dans l’extrême.

            Reprendre n’est pas répéter. Hériter, hériter de cette façon-là, c’est créer. la vision change de nature : elle ne nous offre plus des certitudes en béton, elle fait plutôt apercevoir un chantier, si immense qu’on n’en voit pas les bords – c’est même pourquoi on risque de ne rien voir du tout. Mais d’un tel espace de recherche, vertigineusement ouvert, la physique elle-même ne nous donne-t-elle pas l’exemple ? Ce n’est décourageant que pour cette mentalité que nous devons quitter.

            Toutefois, dit-on, n’est-ce pas s’éloigner des problèmes concrets, de, l’économie, du politique ? Mais ce qui fait le plus concret de cette société, le bouleversement dû aux techniques, d’où vient-il, sinon de la science, mathématiques et sciences de la nature ?

            L’Europe a besoin d’une pensée agissante, qui ose remonter jusqu’au plus archaïque et au plus essentiel. Science, art, mystique, sagesse : tout à la plus grande puissance ! Dans cette conviction commune, plus forte que toute opinion ou toute croyance : que nous avons à nous reconnaître humains les uns pour les autres ; et que cela vaut pour tout l’homme en son entier et pour tous les hommes sans exclusion.



3. La réalisation


            Que faire ?
            Toutes sortes de réalisations sont possibles ; tous les domaines sont concernés, où se trouve de quelque manière engagée l’humanité des humains.

            Mais où peut se trouver l’action décisive ?
            Le modèle révolutionnaire des temps modernes semble, on l’a dit, périmé : le parti, la discipline de parti, la prise de pouvoir, la dictature au nom du peuple… Même sous des formes plus démocratiques, ce genre de processus où le pouvoir politique a le rôle décisif paraît impropre à la mutation en cause ; et c’est, paradoxalement, parce qu’il est trop faible. Il n’entame pas vraiment le sol et le sous-sol des sociétés, les mentalités, le fond des mœurs, les postulats inentamables ou inconscients qui donnent aux humains les assurances primordiales. Aussi bien, les révolutions historiques, que ce soit 1789 ou 1917 ou d’autres, ont été longuement préparées. L’événement révolutionnaire est la chute d’un fruit mûr.

            Au point où nous en sommes, il semble que la tâche soit justement de ce type : préparation et murissement. Cela suppose qu’il y ait des lieux, des groupes d’hommes et de femmes, où un tel travail est engagé. Cela ne se fait point dans le brouhaha des médias ou dans le cadre trop bien fixé des institutions. Il y faut du neuf et de la liberté.

            Mais cela n’est pas davantage dans le grand fracas de subversions politiques. C’est plutôt dans un travail de germination, d’apparitions d’espèces nouvelles qui peut-être, peu à peu, prendront force dans le champ où elles naissent. Biologie plutôt que mécanique !

            On songe, même si les différences sont plus que grandes, à ce que fut l’œuvre des monastères au Moyen Age, ou ensuite celle des universités, celle des groupes de chercheurs et des laboratoires, voire celle des salons du 18e siècle !

            Que pouvons-nous faire surgir aujourd’hui ? Il est permis d’imaginer ; car rien ne se fait sans désir et anticipation. On imagine donc que surgissent en Europe des lieux, pas nécessairement géographiques, où se rencontrent des hommes et des femmes qui partagent, pour l’essentiel, la vision et la volonté esquissées ci-dessus.

            Ce serait des lieux autonomes (comme les monastères !). Pas question d’un système centralisé, avec consignes et programmes venus d’en haut. Mais ce serait des lieux reliés entre eux, formant réseau, comme on dit, avec le minimum d’appareil assurant la connexion et la possibilité, évidemment, de rencontres et d’œuvres communes.

            Ce serait des lieux de recherche et, du même coup, des lieux de formation. Il y a bien, déjà, des UER[1] ! Mais ici, la formation serait continue pour les chercheurs eux-mêmes : car il d’inventer l’humain, et c’est œuvre en chacun pour chacun.
            L’objet de science, objet paradoxal, sera cette démarche même par laquelle les humains parviennent, autant qu’ils le peuvent, à la vérité de ce qu’ils sont.  C’est pourquoi l’on y sera au-delà des sciences humaines, dans la mesure où elles s’en tiennent à un savoir su l’homme ; au-delà même de ce qu’est souvent devenue la philosophie ; dans un rapport critique à la religion et à toute tradition ; et pourtant, dans l’écoute de tout, dans l’attention à tout reprendre et recréer de ce qui peut assurer l’être humain hors de abîmes et ouvrir devant lui un chemin de création.

            Ainsi y aura-t-il cet espace premier, de présence et de parole, d’écoute réciproque, où l’enjeu dépasse le culturel et le psychologique – car il s’agit de ce qui nous fait humains. Il y aura des chemins dessinés, où se maintient l’axial de nos destinées ; et des articulations entre ce chemin-là et tout ce qui fait la culture en ses domaines, aussi bien que le quotidien de la vie. Il y aura même l’utopie réaliste, c’est-à-dire cette vue de la société qui, au lieu de partir des fantasmes qui nous régissent, part des choses et des gens, c’est-à-dire de la réalité.

            De tels lieux doivent joindre l’extrême rigueur de la pensée et l’accueil à tous ceux, fussent-ils en tous points démunis, qui viendront y chercher de quoi nourrir leur existence. Ou encore : joindre la compétence qui tient au savoir, aux techniques, aux recherches définies, et cette simple compétence humaine, qui tient à l’expérience de la vie et sait toucher à l’essentiel.



4. L’espoir


            Voici donc un projet pour l’Europe. Simplement esquissé, bien sûr ; provisoire, discutable, insuffisant. Et cetera ! Sans doute rencontre-t-il d’autres projets comparables.

            Que souhaiter maintenant ?
            La rencontre entre gens qui ressentent même urgence et même désir, même si c’est dans des styles et selon des projets très divers. Que naissent de là, par le dialogue, la confrontation, l’essai, des figures nouvelles de la collaboration et de l’être ensemble, propres à donner à l’Europe le souffle, l’élan d’unité qui paraissent lui manquer.

            Cela existe déjà, sans doute. Auquel cas, ces quelques pages disent seulement le désir de l’auteur et de ceux qui sont avec lui, de participer à l’œuvre commune et de frencontrer ceux qui y sont engagés.

            Même si l’entreprise est difficile, hasardeuse, même s’il arrive qu’elle paraisse échouer, même s’il faut la reprendre et la reprendre encore, en changer les thèmes et les visées, les méthodes, reste qu’elle peut nous donner, si nous nous y obstinons, ce très essentiel : l’espoir.






[1] Unités d’Enseignement et de Recherche (appelées aussi Unités de Formation et de Recherche – UFR). On désigne ainsi , en France, chaque composante de l’université se rapportant à un champ disciplianire plus ou moins large (par exemple : UFR de Mathématique). En Belgique, on parlera de « Facultés ».

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